Tel un marin chevronné sur les flots tumultueux de la vie quotidienne, Ezekiel traçait son sillage à travers les défis de chaque jour, en quête de ce havre de paix qu'il avait longtemps cherché.. Mais même dans cette accalmie éphémère, il demeurait conscient que ni son engagement ni sa vigilance ne pouvaient faiblir, surtout en présence des esprits les plus jeunes qui peuplaient les couloirs de l'école.

Peut-être était-il devenu, à en croire les murmures, ce professeur apprécié mais un peu étrange, souvent taquiné pour ses manières parfois teintées de classicisme et d'engouement pour des sujets qui en dépassait plus d'un, suscitant l'amusement chez cette jeunesse audacieuse. Et malgré les facétieux qui délaissaient parfois ses leçons, ceux qui restaient indifférents, somnolents ou perturbateurs, le dragon avait réussi à captiver l'attention de plusieurs créatures et humains, sur des sujets qui ne brillaient pas nécessairement par leur attrait initial. Son approche des enseignements, empreinte d'un désir profond de gagner le respect de ces êtres encore en devenir, facilitait sans doute cette alchimie.

Ce matin-là, Ezekiel se lança dans le récit d'une époque révolue, redoutant la manière dont il pourrait captiver l'intérêt de ses jeunes auditeurs pour les croisades. Conscient que leurs esprits étaient tournés vers l'avenir plutôt que vers un passé aussi lointain, le dragon partageait leur perspective. Il savait que l'art de captiver leur attention avec de tels récits relevait d'un défi complexe.

Il s'était donc installé à son bureau, effleurant avec délicatesse les feuilles de son enseignement, comme s'il caressait les lignes de l'Histoire elle-même. Sa main droite, posée avec assurance dans son dos, suivait le rythme de ses pas, tandis qu'il naviguait entre les bancs d'élèves.

" Les croisades, évoquant les tumultes et les élans sacrés des âmes en quête de rédemption. À cette époque lointaine, où les vents de l'histoire tourbillonnaient autour de Jérusalem et des autres lieux saints, le cœur des royaumes catholiques d'Europe palpitait d'un désir ardent, comme une flamme vacillante dans l'obscurité des siècles.

Les papes, orateurs inspirés par la voix des anges, appelèrent les chevaliers chrétiens à un voyage épique, à une quête sainte pour reconquérir les terres sacrées. "Partez, ô vaillants guerriers, et laissez votre empreinte dans les annales du temps !", semblaient-ils murmurer aux oreilles de ces hommes vaillants. Et ainsi, comme des héros des temps anciens, ils saisirent leurs armes, tels des fragments d'étoiles dans un ciel nocturne, et s'envolèrent vers la Terre Promise.

Les croisades, cette épopée magistrale, se déployèrent en une symphonie mouvante, aux notes tantôt glorieuses, tantôt empreintes de désarroi. La première, vit la victoire des chrétiens, qui conquérir Jérusalem en l'an 1099. Mais le chemin vers la gloire fut semé d'embûches. Des alliances improbables se formèrent, des duels épiques se jouèrent, des pauses éphémères ponctuèrent la danse infinie de la guerre, et parfois, telles des ombres fugaces, les discordes surgirent au sein même des rangs chrétiens, tissant un tapis de nuances dans le vaste tableau de l'histoire."

Elles ont ainsi tracé leur chemin dans les méandres de l'histoire, irriguant les terres fertiles de l'humanité de leurs conséquences majeures. Elles ont été les maçons d'un pont de culture entre l'Europe et le Moyen-Orient, tissant des liens invisibles qui ont donné naissance à un monde en perpétuelle évolution. Elles ont sculpté les contours des sociétés européennes de leur empreinte indélébile, forgeant ainsi les destinées de générations à venir. Mais par-dessus tout, elles ont gravé leur récit dans les annales de l'humanité, laissant dans leur sillage des répercussions qui résonnent encore aujourd'hui dans les échos des relations entre les différentes religions et cultures.

Conscient de la nécessité de maintenir l'attention de ses élèves, Ezekiel, d'un geste vif et déterminé, brisa la torpeur qui menaçait de s'emparer de la classe. Sa main gauche se posa fermement sur la table d'un élève sur le point de succomber aux bras de Morphée, alors qu'il annonçait avec aisance que la matinée serait dédiée à la reconstitution de la prise de Jérusalem lors de la première croisade. Les regards perplexes des élèves, empreints d'une lueur complice, ne lui échappèrent pas, tandis qu'il organisait la classe en quatre groupes distincts.

- Le groupe des dirigeants politiques et religieux.
- Les chevaliers chrétiens.
- Les soldats musulmans.
- Les civils musulmans ou chrétiens.

Pendant que les groupes prenaient place, il disposa avec soin des ouvrages pertinents, offrant ainsi à chacun un trésor de connaissances pour éclairer leur rôle respectif. Il encouragea également les groupes à travailler en dehors de la classe, soucieux de préserver leur indépendance et leur créativité.

Il donna pour consigne à chaque groupe de définir avec précision le rôle qu'il incarnait, prenant pour exemple un cinquième groupe :

le groupe des marchands et des commerçants
Objectif principal :
-Protéger leurs biens et leurs intérêts économiques pendant l'assaut sur Jérusalem.
Objectifs spécifiques :
- Assurer le transport sécurisé des marchandises et des approvisionnements vers et depuis la ville.
- Établir des accords commerciaux avec les forces chrétiennes ou musulmanes pour garantir la sécurité des routes commerciales.
- Contribuer financièrement à l'effort de guerre en fournissant des fonds pour l'armement et l'équipement des troupes.

Ezekiel laissa les élèves imprégner lentement les rôles qu'ils allaient bientôt incarner. Puis, avec la solennité, il les réunit à nouveau pour discuter du scénario qui donnerait vie à leur « projet », où la saga de la prise de Jérusalem serait ressuscitée. Il leur demanda alors, d'une voix ferme, de réfléchir ensemble sur plusieurs aspects essentiels :

Le contexte historique
- Les aspirations profondes des croisés chrétiens pour libérer Jérusalem de l'occupation musulmane et restaurer sa sainteté.

Les desseins minutieusement dessinés des factions, sculptés avec précaution mais ouverts à la délibération entre les quatre groupes :
- Les chevaliers chrétiens,
- Les soldats musulmans,
- Les civils, témoins silencieux des tourments de la guerre,
- Les dirigeants, gardiens des traditions et des destinées.

Étapes clés de la bataille :
- Un assaut initial, où les chevaliers chrétiens, se lancent contre les remparts, cherchant à les gravir avec courage, pendant que les soldats musulmans défendent farouchement leur forteresse ancestrale.
- Les rues de Jérusalem, théâtre d'une danse chaotique entre les combattants, où chaque pas résonne comme une note discordante dans la torpeur de la guerre.
- La prise du Saint-Sépulcre, symbole de rédemption et de renouveau, où le destin de la cité sacrée pourrait basculer.

Défis auxquels les participants seront confrontés :
- La résistance farouche des défenseurs musulmans, tel un rempart impénétrable face à l'avancée chrétienne, rendant chaque progrès incertain et périlleux.
- Le spectre des pertes civiles, une ombre sombre planant sur les âmes innocentes, tandis que la bataille fait rage autour d'eux.
- Et enfin, le poids sur les épaules des croisés, la fatigue étreignant leur corps et leur esprit, tandis qu'ils avancent résolument vers leur destinée.

Ainsi se clôturait cette première partie du cours. La suite des événements était programmée dans deux jours, lorsque l'ensemble de la classe se réunirait à nouveau.

Dans un geste solennelle, le dragon prit ensuite congé de sa classe, non sans une pointe de surprise et d’ étonnement quant à l'engouement soudain qui saisissait ses élèves après le cours, les entraînant dans un jeu d'une vivacité inattendue. Un échange animé entre un lycanthrope et son voisin résonnait dans la pièce, faisant naître une pointe d’amusement sur les lèvres du professeur lorsqu’il entendit.

- Arrière, vile chevalier Chrétin ! gronda le loup-garou, promptement corrigé par son voisin d'une réplique mordante alors qu’il réajustait ses lunettes d’un geste théâtral.

-On dit chrétien, pauvre néophyte. Mais je n'en attendais pas moins d'un cabot mal léché et puant, provoquant un léger soupir chez le dragon, qui, malgré tout, savourait ces échanges enfantins.

Alors qu'il se tournait pour ranger ses feuilles dans sa four, Ezekiel s'attarda sur l'image de celle-ci représentant le Petit Prince et la citation qui l'accompagnait, laissant vagabonder ses pensées « Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi!” évoquant ainsi les méandres de la vie et ses paradoxes qui régissait la sienne aussi. Un sourire empreint d'ironie caressa ses lèvres un bref instant alors qu'il contemplait ce miroir de sa propre essence.

Au moment où il se retournait, les échos joyeux des élèves semblaient se dissiper doucement dans l'air ambiant tendit qu’ils s’éloignaient. Ses yeux azur rencontrèrent alors ceux d'un élève se tenant devant lui, et il lui fallut quelques instants pour retrouver son nom. Monologuer sur les vaste récit de l'histoire pendant des heures ne lui posait aucun problème, mais retenir les identités des créatures qui peuplaient sa classe était un défi de chaque instant.

Cependant, ce qui importait avant tout à Ezekiel était de décrypter le caractère énigmatique de ceux qui croisaient son chemin, afin de se prémunir contre d'éventuelles surprises désagréables. Ainsi, il identifia rapidement son interlocuteur comme étant un mara, un faiseur de cauchemars, dont le nom, bien que chargé d’inquiètude, ne suscitait chez lui aucune appréhension. Sa confiance en lui-même n'était pas inébranlable, mais son instinct ne lui soufflait aucun signe de méfiance à l'égard de cet étudiant. Cependant, les créatures qui agissaient principalement sur l'esprit lui causaient généralement davantage de soucis que celles qui agissaient sur le plan physique.

Observant attentivement chacun des mouvements de l'étudiant, notant le respect qu'il manifestait, ainsi que sa manière de s'exprimer et de se comporter, Ezekiel recueillait ainsi des indices sur la personnalité de l'élève, même si physiquement, il semblait être de son âge.

Dans un silence Ezekiel inclina légèrement la tête, surpris et intrigué, passant distraitement une main dans ses cheveux pour replacer une mèche derrière l'une de ses oreilles pointues.

L'étudiant ne semblait pas véritablement à l'aise, et Ezekiel savait pertinemment qu’il ne brillait pas pour sa sociabilité non plus… ils faisaient une belle paire…

Il saisit rapidement les inquiétudes de Felice, car tel était le doux nom qui l'accompagnait. Le sujet demeurait complexe, et pour l'instant, les jeunes n'avaient effleuré que superficiellement les connaissances liées au groupe qui leur avait été assigné.

- Voyons voir... murmura-t-il, plongeant dans ses réflexions.

Posant délicatement ses feuilles sur le bureau soigneusement rangé, il en tira prestement sa bibliographie. D'un geste délicat, il surligna plusieurs noms avec un Stabilo jaune avant de tendre la feuille à Felice.

- Je vous recommande chaleureusement Stephen R. Turnbull. Il a notamment rédigé un ouvrage sur "Les Croisades : Le Royaume de Jérusalem", que nous avons évoqué aujourd'hui. Il y a également Thomas Asbridge et Jonathan Riley-Smith, ainsi que d'autres auteurs dont je vous ai souligné les ouvrages...

Puis, il se déplaça autour de son bureau pour rassembler les livres négligés sur les tables, leur offrant un peu plus d'attention. Ces précieux volumes, si peu sollicités, méritaient d'être redécouverts.

- Certaines de ces œuvres sont des éditions très ancienne, introuvables en bibliothèque. Vous pouvez d'ores et déjà consulter ceux que j'ai apportés. Je suis conscient qu'une seule séance ne suffit guère pour saisir pleinement les subtilités du sujet.

Il rassembla ensuite ses affaires, observant l'élève du regard, ses yeux scrutateurs révélant une profondeur qui n'était pas toujours accueillante pour tous. Bien qu'il fût à la fois proche de ses élèves et l'aide qu'il leur apportait, il semblait néanmoins garder une distance, comme si une part de lui demeurait inaccessible de tous.

- Venez... Felice, si je ne m'abuse ? débuta-t-il, prénom qui évoque le bonheur et la chance. Les nébuleux ne sont-ils pas souvent étrangers à la fortune et à la félic...ité ? Intéressant. Sa manière d'entamer la conversation était singulière, propre à Ezekiel, avant de dériver vers d'autres sujets sans jamais revenir sur ses intrigues. Souhaitez-vous m'accompagner à la bibliothèque ?

Le professeur s'était déjà tourné vers la porte, attendant la réponse de l'élève, laissant un silence propice à la réflexion. Découvrir la bibliothèque, véritable sanctuaire du savoir, était le premier pas pour tout nouvel arrivant...selon lui.

- Vous êtes nouveau, semble-t-il ? J'espère que votre arrivée s'est déroulée sans encombre. Les eaux peuvent parfois être tumultueuses... et capricieux.

Ezekiel présenta la feuille avec solennité à son jeune élève, qui s'en saisit avec une hâte contenue. Un instant suspendu s'instaura, où le précieux document frôla à peine les doigts effilés de l'élève avant d'être capturé par sa main. Chaque geste, chaque mouvement, semblait revêtir une signification profonde, comme autant de fragments qu'il lui serait bon de garder à l'esprit.

Il était remarquable de constater à quel point cet individu arborait une apparence presque humaine tout en portant en lui une essence si intrinsèquement différente. Il dégageait une aura à la fois troublante, captivante et pourtant, en surface, d'une innocence presque déconcertante. Une telle juxtaposition de caractéristiques semblait presque inconcevable et la définition même de bien des nébuleux. Ezekiel, se plongeant dans les profondeurs de sa mémoire, tentait en vain de retrouver l'espèce de cette créature. Était-il un esprit , un spectre? La réponse échappait à sa conscience, perdue dans les brumes du passé pas si lointain. Bien qu'il ne se rappelât pas les origines de chacun de ses élèves, certains attiraient inévitablement son attention plus que d'autres. Dans cette société où la reconnaissance et le prestige étaient accordés aux titres et aux honneurs, il était évident que l'on s'émerveillait bien plus aisément devant un tigre, plutôt qu'une simple colombe. une vérité aussi évidente qu'inébranlable.

Le dragon braqua sur l'élève son regard d'une acuité presque implacable, tandis que ce dernier haussait les épaules avec une légèreté feinte, ponctuant sa réponse d'un rire délicat. Cette réplique, en apparence simple, résonnait pourtant avec une précision troublante. "Un élève éveillé...", médita intérieurement Ezekiel.

Les jeunes, invariablement, semblaient se dérober en sa présence, fascinés par l'aura puissante qui émanait de lui, teintée de siècles d'expérience et de prestige. Cependant, parmi eux, se distinguaient quelques esprits plus vifs, plus insatiables dans leur quête de vérité, de connaissance. Une audace qui, bien que louable, pouvait mener à leur perte. Ezekiel ne tolérait aucune intrusion dans les secrets de son passé, qu'importe l'âge ou le statut de celui qui osait s'aventurer trop loin dans les dédales de son histoire.

- En effet. Je pense que vous saisissez bien l’enjeu.

Ezekiel lui avait donc tendu l'invitation de l'accompagner. La créature, qui paraissait avide de cette compagnie, semblait véritablement apprécier cette offre, témoignant d'un enthousiasme plutot étonnant, presque palpable. Bien que le dragon ne puisse se vanter d'être le guide chevronné dont l'apprenti aurait eu besoin, étant lui-même un récent arrivant sur cette ile, il percevait un désir  enfoui d'échanger en sa compagnie. Il était fascinant de constater comment les élèves s'inspiraient des grandes figures nébuleuses, des bâtisseurs de cités, des artisans de la paix mondiale, des pionniers des expéditions lointaines, des héros et héroïnes dont les exploits évoquaient des horizons infinis, des rêves à atteindre, à dépasser peut-être.

Dans le silence qui s'ensuivit, Ezekiel observa son élève. Son sourire, illuminant son visage d'une lueur douce, ne passait pas inaperçu, tendit qu'il répondait à sa question, un geste léger qui fit onduler ses épaules. Sans aucun doute, il faisait partie de ces âmes égarées sur cette île, arrachées aux griffes du destin et offertes à une nouvelle chance...

-J'espère donc que vous avez su prendre vos marques...Il est aisé de se sentir intimider devant la diversité des espèces qui se côtoient ici.

Et pourtant, derrière la façade de cette harmonie apparente, résidait le danger latent d'un conflit inévitable, un affrontement sanglant entre des espèces aux aspirations divergentes. Une perspective qui, pour Ezekiel, présentait quelques avantages insoupçonnés, déchargeant ses épaules du fardeau d'une action risquée.

Le dragon entraîna son élève à travers le long couloir d'arcade, où la pénombre jouait avec la lumière tamisée, tissant des arabesques de mystère le long des murs de pierre séculaires. Chaque pas résonnait comme une mélopée silencieuse, un écho des siècles écoulés, alors qu'ils avançaient vers la cour centrale, un véritable écrin de beauté où les roses, impériales et majestueuses, régnaient en souveraines absolues.

Dans ce corridor baigné d'une lumière éthérée, l'atmosphère était douce, de la sérénité paisible d'un sanctuaire oublié du temps. Seuls quelques rares étudiants, éclairés par la lueur vacillante du soleil qui traversait la cours, prolongeaient leurs échanges dans un murmure feutré.

Il était toujours intéressant pour Ezekiel d'observer les interactions entre les différentes races, discernant dans les affinités et les éloignements des nuances d'une complexité fascinante. Les loups-garous et les vampires, par exemple, demeuraient souvent à bonne distance l'un de l'autre, leurs querelles ancestrales résultant d'un mode de vie similaire qui les poussait à revendiquer des territoires parallèles.

Eline avait confié à Ezekiel sa réticence à côtoyer les prédateurs nébuleux, même si le refuge offert par cette île semblait les protéger de tout danger.

Un leurre en soi.

Pourtant, même au sein de ce refuge de coexistence, le plus difficile restait encore les liens entre humains et créatures étaient souvent teintés de la plus grande des méfiances, malgré la bonne volonté. La vision de la matriarche, qui espérait que la proximité forcée engendrerait une camaraderie spontanée, se heurtait à la réalité des relations interraciales. Ezekiel avait été témoin de multiples querelles qu'il avait dû apaiser, tandis que les gardiens, eux, se chargeait de la sérénité extérieur.

Ni tenant probablement plus, Felice lui retourna alors la question. Ezekiel se trouva face à un dilemme intérieur. Malgré ses réticences habituelles, il se sentit presque obligé de répondre à certaines de ses interrogations, tant sa candeur semblait délicieusement naïve. Pourtant, cette inclination ne faisait qu'accentuer sa méfiance à l'égard de personnalités telles qu'Opale ou Vynce, dont les parcours semblaient exiger de lui une prudence redoublée, lestée du poids des secrets et des ombres du passé.

- Ahh, non, je suis arrivé un peu avant vous, de mon plein gré. On m'a proposé ce poste dès mon arrivée. J'ai beaucoup voyagé dans ma jeunesse, mais à présent, j'avais besoin de stabilité et de changement.

Il conduisit ensuite son élève jusqu'à la bibliothèque, ne croisant plus que quelques professeurs en chemin, qu'il salua de nouveau d'un bref signe de tête avant d'entrer dans ce sanctuaire des mots et des idées, où les savoirs anciens et les histoires oubliées s'épanouissaient dans la quiétude des étagères.

Jetant un regard furtif à son élève, toujours aussi radieux, Ezekiel fut pris d'une réflexion introspective. Dans cette expression de félicité, pouvait-il discerner une simple admiration, ou peut-être une curiosité profonde ? Peut-être était-ce là le reflet d'une soif insatiable de connaissance, une étincelle de passion brillant dans le regard de celui qui aspirait à découvrir les mystères cachés entre les pages des livres anciens.

- Je sens que vous avez quelque chose à me dire, n'est-ce pas ? Si des préoccupations ou des interrogations vous tourmentent, je suis là pour vous écouter. Nous ne sommes pas de simples enseignants ici. Nous partageons les fardeaux de ce monde qui nous ont conduits jusqu'ici. Apprendre à nous comprendre est essentiel pour notre survie commune.

Il était particulièrement hypocrite de voir de tels mots émaner de ses lèvres, car ils semblaient trahir une sagesse et des valeurs qu'il se refusait d'appliquer.

Les races nébuleuses, tel un kaléidoscope de singularités, offraient un défi aux jeunes esprits en quête de leur identité. Dans cette mosaïque foisonnante, trouver des modèles à suivre s'avérait souvent ardu, car les enfants étaient souvent laissés à eux-mêmes, confrontés seuls à la complexité du monde qui les entourait.

D'un pas mesuré, Ezekiel s'approcha de la bibliothécaire. Il dévoila son nom et son nom de famille, offrant ces précieuses informations comme une clef pour accéder aux trésors de la connaissance qui reposaient entre les étagères de bois patiné. Au cœur de cette bibliothèque, où les pages jaunies racontaient l'histoire tumultueuse des conflits géopolitiques et des tensions vibrantes entre nébuleux et humains, Ezekiel discernait les cicatrices des luttes qui avaient déchiré le monde, le fracturant en une multitude de factions, comme autant de reflets éclatants d'une humanité en quête de paix et de compréhension. Se fut sur ce thème bien précis qu'on lui tendit le livre qu'il avait réservé.

- À quoi aspirez-vous, à présent, sur cette île? demanda-t-il à Félice, tandis que l'illustration d'un homme affrontant un nébuleux sur la couverture évoquait les pages sombres de l'une des guerres les plus effroyables des conflits inter-espèce de l'histoire moderne.

L'élève avait éveillé l'acuité de l'enseignant, qui, d'un masque impénétrable, dissimulait son intérêt croissant. À mesure qu'il le scrutait, il s'en trouvait de plus en plus convaincu : cette rencontre n'avait rien du fruit du hasard. Définir ses objectifs demeurait ardu, mais s'il avait choisi de le suivre jusqu'à la bibliothèque, il en viendrait inéluctablement à en dévoiler les motivations. Des leçons de soutien, peut-être ? Ou bien une curiosité partagée ?

Pour l'heure, Ezekiel se trouvait contraint de faire preuve de patience, escortant l'étudiant à travers les dédales de ce bâtiment somptueusement paré. C'était là un édifice d'un charme d'antan, suscitant en lui une douce nostalgie pour des temps révolus. Ne subsistaient que les vestiges de pierres finement sculptées, les parchemins antiques et les souvenirs qui lui étaient propres...

Quant à Felice, une teinte de solitude semblait s'immiscer en son être. C'était singulier, car les individus se montraient ici d'une accessibilité remarquable, empreints de serviabilité et de curiosité... Une enclave hors du temps où chacun, quelle que fût son extraction, était accueilli à bras ouverts... Sur le papier, cela semblait être un rêve inaccessible jusqu'alors. Comme tous les autres, l'étudiant parviendrait, tôt ou tard, à trouver sa place.

- Le plaisir est réciproque. J'ai toujours pris plaisir à pouvoir échanger avec mes élèves.

Ils étaient souvent d'une candeur désarmante, plus loquaces et impressionnables. Pourtant, certains... n'étaient pas moins redoutables. Même lui-même se méfierait de tels jeunes... Des êtres juvéniles, qui avaient si peu vécu, mais dont le destin semblait voué à semer le chaos, à conquérir des villes, à remporter des guerres, à dominer leurs adversaires... Ainsi, l'âge n'était qu'une donnée. Tôt ou tard, ils poseraient tous problème. Certains plus tôt que d'autres. Certains plus que d'autre.

Et il serait préférable d'agir avant que cela ne se produise. Felice avait ri et dans son sillage, tout semblait s'effleurer avec une grâce infinie. En sa présence, tout paraissait si fluide, avec une courtoisie qui surpassait parfois celle de certains élèves, rendus arrogants par leur adolescence. Ce jeune nébuleux arborait une prestance et un langage qui évoquaient inévitablement quelqu'un ayant évolué au sein de la noblesse...Mais à considérer sa docilité et le sort souvent réservé aux êtres de sa nature, il était possible que, tout comme lui, il ait jadis été au service de quelqu'un.

Indubitablement, le professeur avait décelé la juste mesure des choses. L’élève maniait avec subtilité les fils du mystère, les entrelaçant avec une délicatesse étudiée, ne révélant que l'essentiel afin de tâter le terrain, tout en s'assurant de retenir l'attention d'Ezekiel et d'évaluer son inclination à découvrir ce qui pourrait être dévoilé.

Il était patent qu'il en fallait bien peu pour susciter un authentique intérêt chez le dragon millénaire, mais son élève s'attachait avec une application méticuleuse à cette entreprise. Au cœur de cette bibliothèque, parmi les allées tapissées de tomes poussiéreux, à l'abri des regards indiscrets, seuls deux élèves zélés faisaient leur entrée, immergés dans leur quête de savoir, se fondant dans l'ambiance ambiante sans représenter le moindre obstacle à la confidentialité.

Ezekiel acquiesça simplement d'un hochement de tête, conscient que l'étudiant avait délibérément laissé le silence s'installer pour poursuivre son jeu. Le professeur demeurait impassible, se demandant quel dessein son jeune interlocuteur nourrissait. S'il fallait faire preuve de patience pour en découvrir les tenants et aboutissants, il se montrerait résolument enclin à cet exercice.

Le regard du dragon scrutait avec une minutie sans pareille chaque geste du jeune homme, qui déambulait entre les étagères avec une grâce théâtrale avant de s'y appuyer, comme s'il cherchait à révéler quelque vérité cachée entre les pages des ouvrages.

Et finalement, Félice s'était approché de lui. D'un timbre confiné au secret, il avait relevé sa manche, exposant ainsi un détail qui provoqua chez le professeur une réaction inattendue, dont seule la contraction fugace de ses pupilles trahit le profond étonnement. Voilà une surprise à laquelle il n'avait point prêté garde initialement. Cette situation lui offrait une leçon des plus pratiques sur l'impérieuse nécessité de scruter avec une attention méticuleuse les fiches de chacun de ses élèves, aussi nombreux soient-ils, même si cela devait le contraindre à veiller jusqu'au petit matin.

Mais que diable faisait un élève arborant une rune de protection ? Le professeur était convaincu que de telles sauvegardes étaient réservées aux êtres nébuleux et aux humains vulnérables, en proie aux blessures ou touchés par les affres du temps - qu'il soit trop avancé ou trop précoce. Quelle singulière destinée avait amené cet étudiant en apparence ordinaire, agissant comme tout autre élève, à être désigné comme un protégé ? Les Mara, hein... Le tableau "Le Cauchemar" de Johann Heinrich Füssli lui revenait inlassablement à l'esprit, suscitant des présages des plus troublants.

Toujours à l'affût, Ezekiel ne détourna pas son regard de la rune, laissant une myriade d'hypothèses s'entremêler dans son esprit tandis que d'autres indices lui parvenaient en murmures. Une erreur de jugement ? Exploité pour ses dons ? Le désir ardent de retrouver sa place dans l'ordre des choses ? Les Mara, ces entités pernicieuses, n'étaient-ils pas connu pour être malfaisant ? Avait-il été scellé par quelque artifice magique ? Non, cette hypothèse semblait dérisoire, car il était lui-même vraisemblablement bien plus redoutable, et ses capacités opéraient sans restriction. Ses prunelles quittèrent le bras marqué pour se plonger dans le regard de son jeune interlocuteur.

- Je commence à entrevoir la situation. souffla-t-il.

La force chez les nébuleux était indéniablement intrinsèquement liée à la nature de leurs dons et à leur puissance, constituant souvent leur unique bouclier face à une pléthore d'adversités. Felice, en dépit de ses attributs, semblait cependant... entravé ? La quête de retrouver sa place demeurait éminemment intrigante…

- Pourquoi avez-vous jugé bon de m'en informer ? s'enquit Ezekiel d'une voix teintée d'une réserve mesurée, scrutant le regard de Felice avec une pénétration calculée. Attendriez-vous quelque chose de ma part ?

Il percevait en Felice une lueur d'intelligence et de subtilité, suggérant que son initiative était soigneusement planifiée et non le fruit du hasard. Il semblait éprouver une forme de déshonneur à l'égard de sa situation actuelle, laissant ainsi entendre qu'il n'avait probablement pas partagé cette information avec un grand nombre de personnes. Il était même envisageable qu'il l'ait observé attentivement depuis qu'il suivait ses cours, bien qu'Ezekiel ne fût pas le seul enseignant présent dans cette institution.

Le dragon méditait sur ce que son élève avait pu déceler en lui qui l'ait poussé à initier un contact. Ezekiel s'était toujours interrogé sur la perception qu'il éveillait chez autrui. Cependant, il était certain que son aura avait souvent engendré autant d'admiration que de méfiance.

- Est-il possible que vos dons aient été... réprimés, pour ainsi dire ? suggéra-t-il avec circonspection. Vous semblez sûr de vous. Quels moyens avez-vous à disposition pour vous affranchir de cette entrave, sachant pertinemment que cette rune, je le pressens, ne reflète pas votre pleine mesure ?

Si son étudiant entreprenait de jauger sa propre valeur, Ezekiel ne manquerait pas de lui rendre la pareille. Le numéro de Felice avait su capter l'attention du plus ancien des deux, dont le regard aussi profond que l'océan l'examinait avec une acuité soutenue à présent.