Eh bien, pas trop tôt.
Tourné vers l'horizon brumeux, le regard de Calista se posa sur ce qui semblait être une île, ou plutôt sa prison. La fameuse Nitescence lui faisait enfin l'honneur de sa présence, cachée derrière son épais manteau mystérieux, elle semblait à la fois proche et inatteignable. Le brouillard en lui-même ne semblait pas être la seule façon de rendre l'endroit aussi invisible, simple effet de la nature ou réelle protection face au monde extérieur ? L'air en tout cas semblait particulièrement singulier.

Le voyage fut d'un ennui mortel, la nébuleuse ne voulait parler à personne et c'était réciproque. Au moins, cet instant de répit avait laissé place à sa réflexion. Une semaine auparavant, ses jambes gambadaient fièrement aux côtés de son père, les poches de son jean remplies par les billets de leur dernier client. Elle en avait gardé un peu pour le voyage, malgré les dires du passeur avant de prendre le bateau. L'argent n'était apparemment pas nécessaire à la vie sur l'île, un fait que la jeune dragonne avait du mal à assimiler. Sa vie était, en grande partie, tournée vers l'argent, elle s'était habituée à jouer avec l'avarice humaine et nébuleuse... Alors comment se fait-il que personne ne se soit encore entretué là-bas ? Avec -justement- des nébuleux en grande majorité ! À croire que de l'autre côté de la rive, la niaiserie battait son plein.

Qu'est-ce que je suis censée faire, Papa ?
Attendre, sans doute. Un sentiment bien cruel qui vint s'ajouter à son dépaysement ; c'était pourtant rare pour quelqu'un voyageant constamment, mais les abords mystiques de Nitescence l'avaient déjà déboussolée. Attendre, mais attendre quoi ? Une main tendue ? Une lettre lui disant que Lumir avait disparu ? Perchée sur la barrière de la proue, la nébuleuse ferma les yeux, ses doigts caressant un morceau de papier. Son père lui avait laissé de quoi le contacter par radio en cas d'extrême urgence. C'était mieux que rien, elle n'était pas totalement livrée à elle-même. Calista était assez dure mais elle n'avait pour ainsi dire jamais vécu seule. Pas qu'elle ne voulait pas couper le cordon à l'âge canonique d'une centaine d'années mais sa vie avait toujours fonctionné en duo, depuis toute petite Lumir la mettait sur un pied d'égalité et n'hésitait pas à tout lui partager. Qu'il l'ait laissée dans un endroit paumé parce qu'elle était probablement en danger l'avait un peu vexée même si le geste était louable. Est-ce qu'il la pensait incapable de se défendre après tout ce temps ?

Le bateau avait enfin atteint son but. La dragonne constata dans une moue exaspérée que même les vagues ne l'avaient pas emportée, ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé un perchoir bien dangereux. Tant pis, il fallait poser un pied sur cette maudite terre.

Son accueil ne fut pas plus chaleureux que son voyage, une nébuleuse l'attendait les bras croisés sur le port. Aucune parcelle de sympathie n'émanait de son regard, Calista se demanda sincèrement si le balais de son cul ne s'appelait pas Excalibur. Sans perdre une seconde, cette femme la traîna vers un bureau aux allures rustiques et dont quelques feuilles étaient soigneusement disposées.

"Vous avez des formulaires à remplir. J'ai fort à faire, c'est donc une autre personne qui vous guidera jusqu'à votre résidence. Vous allez certainement séjourner dans le dortoir des apprentis."

Ça me fait une belle jambe.
De toute façon, elle comptait bien ne pas s'éterniser dans sa "résidence", espérant que Lumir finisse ses magouilles le plus vite possible.

"Attendez... comment ça apprentie ?"

Griffonnant à la va-vite ses réponses, Calista venait à peine de remarquer que son interlocutrice avait déjà disparu. Apprentie ? Mais pour apprendre quoi ? Calista était une experte dans la vente d'armes et d'artéfacts enfin ! Quoique sans monnaie, le métier faisait beaucoup moins rêver. Impossible, tout mais pas l'école. Ce village - non - cette île était un traquenard, on allait l'enfermer dans une salle de classe avec des... des professeurs et des... leçons. Sur ce coup-là, difficile de pardonner son père. L'enfer existait et il l'y avait menée.

Les formulaires remplis, Calista s'empressa de quitter le bureau. En sortant du petit bâtiment isolé, la nébuleuse scruta le paysage et aperçut au-delà des arbres quelques toits en contrebas, sans doute un village. Cependant, pas la moindre trace du fameux guide ni de la femme de tout à l'heure, était-il en retard ? Parfait, sa vie d'apprentie attendra, autant explorer un peu la forêt environnante. Le village ne lui faisait pas de l'œil pour l'instant, elle allait se retrouver avec des dizaines de nébuleux rêvant d'une vie meilleure sur Nitescence. Un beau contraste avec sa propre envie de se barrer d'ici, il y avait de quoi passer pour l'illuminée des environs. C'est pour cela que se perdre dans cette nature luxuriante lui parlait bien plus, ici personne ne la jugerait.

Après sa petite marche au beau milieu des plantes, Calista se retrouva face à un immense chêne, ses branches noueuses semblaient parfaites pour se reposer dessus. La nébuleuse sortit les griffes et se cramponna au tronc. Agile, elle parvint sans problème à se hisser sur l'une d'entre elles. S'allongeant lentement contre les reliefs de la branche, la dragonne laissa une de ses jambes se balancer dans le vide, pensive.

Ruminer sur le bateau, quelque part c'était facile. Nitescence était encore loin à ce moment et Calista se disait naïvement que son père finirait par courir la récupérer. Mais là, ça y est, elle était réellement seule. Plus de retour en arrière possible.

"J'en ai déjà marre..." murmura-t-elle, le dos de la main posé sur ses yeux.

Cependant, un bruit attira son attention. Son regard se posa sur une forme rouge, une veste plus précisément que portait un homme en train de s'approcher. Surprise, la nébuleuse se redressa, un peu trop vite à son goût et se mangea la branche au-dessus d'elle en pleine tête dans un "Aïe !" très subtil. Île de... mmh.

"Désolée pour ce spectacle." lança t-elle en se frottant le front.
"Je suis d'une humeur... excellente. Et la nature me le rend bien."

En un siècle d'existence, ce n'était pas la première fois que Calista tentait d'échapper à une forme quelconque d'autorité qu'elle jugeait injuste. Même avec son père - après tout, qui n'a jamais eu de disputes avec un proche - et dans chaque cas, ses interlocuteurs lui montraient une sacrée panoplie de colère. C'est pourquoi sa surprise fut grande lorsque le dénommé Vynce ne lui proposa pas un coup de pied aux fesses pour rejoindre l'école illico, mais plutôt un délicat pique-nique dans l'herbe chatoyante.

"Euh..."

La dragonne était déconcertée par autant de... pureté. À moins que ce ne soit une ruse ? Méfiance. Le blondinet était peut-être venu dans une démarche plus pédagogue, lui assurant ainsi d'avoir les bonnes grâces de Calista. Difficile de dire ce qui était sincère dans son discours : les sucreries, le thé, c'était un peu trop beau.

La dragonne entreprit de descendre du chêne avec prudence, évitant précautionneusement que celui-ci ne l'agresse à coup de branches surprise cette fois-ci. Aussi grincheux que fût le vieux végétal - une façon curieuse de caractériser un arbre, au passage - cette fois, il ne l'aurait pas. Calista resta cependant adossée au tronc, surplombant la scène du regard. Elle préférait garder ses distances, ses cheveux blancs en pagaille s'agrippant comme des toiles d'araignée contre les striures de l'écorce.

"Vous amadouez tous les nouveaux avec des donuts ici ? Je doute un peu de la méthode…"

Ils étaient plutôt modernes sur cette île, la jeune fille s'était imaginé des lieux bien plus pittoresques où chacun faisait pousser deux-trois carottes à la sueur de son front. Ils avaient pourtant l'air d'avoir un boulanger, plutôt talentueux qui plus est : le nappage des donuts était fait avec soin, luisant et saupoudré délicatement de sucre. Ce serait mentir que d'affirmer qu'elle ne salivait pas face à ce spectacle culinaire, et comme pour enfoncer le clou, son ventre maugréa un long gargouillis. Saleté. Elle tourna sèchement la tête dans une moue qui se voulait neutre, les yeux fermés et les sourcils froncés, trahis hélas par ses joues rosées. Depuis quand manquait-elle à ce point de crédibilité ? Ne pas manger pendant des heures, quelle idée aussi. Il valait peut-être mieux se laisser convaincre par les appels à l'aide de son corps en cruel manque d'énergie. Son bras se manifesta de lui-même, attrapant une des pâtisseries en un éclair.

"Mais bon, hum. Ce serait dommage de les gâcher."

Minute.
Ce n'était quand même pas empoisonné ? Bon, cette pensée semblait paranoïaque, surtout quand les dites sucreries étaient aussi consommées par Vynce. Mais, eh, Calista avait peut-être un ennemi aux trousses à en croire les dires de son père, tous ses sens se devaient d'être en alerte. Peut-être que son opposant pouvait ingérer le poison sans problème, les possibilités nébuleuses étaient infinies. Dans le doute, la dragonne déploya son don sur le blond, son œil droit commençant à légèrement saccader. C'était une formalité, ces souvenirs n'étaient pas lointains et en quelques secondes, elle comprit qu'il venait tout juste d'aller chercher les délicieux mets comme il l'avait mentionné plus tôt. Aucune idée des intentions du boulanger par contre, mais leur brève conversation passée ne semblait pas particulièrement orientée sur l'arrivée de la nébuleuse sur Nitescence. Bien, quand faut y aller… Wow !

La première bouchée vint caresser son palais, pleine de douceur. Ok, c'était vraiment, vraiment bon, Calista en regrettait presque sa méfiance envers le gardien qui, après réflexion, semblait n'être qu'un homme plein de gentillesse. Les bons plats pouvaient apaiser bien des cœurs, en tout cas la théorie méritait que l’on s’y penche davantage dessus. Vynce méritait peut-être un peu plus de reconnaissance pour son modeste présent. La jeune fille se rapprocha d'un pas léger avant de s'asseoir en tailleur face au blond.

"Merci, euh, Vynce, pour l'accueil. C'est sympa. Et aussi, je m'appelle Calista."

Les remerciements semblaient lui coûter, mais ils étaient sincères. En revanche, elle n'avait pas oublié ce que lui avait dit la femme tout à l'heure, et ça, les donuts pouvaient difficilement le camoufler.

"Par contre, je te préviens, monsieur le gardien, même si tu as l'air très gentil, il est hors de question que je finisse à l'école" dit-elle en croisant les bras.

Qui sait, peut-être était-il assez laxiste pour accepter ce fait sans sourciller.

Calista haussa les sourcils devant le gardien riant, surprise par sa réaction. Alors il n’était vraiment pas là pour la forcer ? Voilà qui était amusant. Elle se trouvait bête tout d’un coup, ressemblant à un chaton feulant de toutes ses forces et qu’on prend par la peau du cou. Émilia ou Sora hein, il faudra s’en souvenir. Le système hiérarchique de l’île lui paraissait un peu flou. Qui était le supérieur de qui exactement ? Vynce et Émilia semblait être tous deux des gardiens mais l’un comme l’autre n’avaient pas les mêmes informations. Il y avait aussi les passeurs, tous aussi muets que des carpes, à croire qu’ils s’en étaient prit quelques unes en pleine face durant les périples en mer. Son analyse s’arrêtait ici, la nébuleuse n’avait pas encore assez d’informations.

Reprenant une bouchée de son donuts, Calista étudia la proposition du blond. La balade était attrayante, techniquement elle avait déjà commencé pour la jeune fille avant que Vynce ne la trouve alors si maintenant elle en avait le droit… pourquoi pas. Son compagnon surprise était de bonne compagnie en plus, ce serait dommage de ne pas en profiter. Ses muscles la tiraillaient mais sa petite sieste précédente saurait combler ce petit manque de sommeil et de confort qu’elle avait pu trouver sur le bateau.

La dragonne allait répondre mais elle constata que Vynce l’observait et plutôt intensément. Avait-elle quelque chose sur le visage ? Du bout des doigts elle tâta ses lèvres, cherchant de potentielles miettes restées collées au coin de la bouche, mais rien. Il finit par se recentrer sur la conversation, faisant allusion à une potentielle parenté avec elle sur cette terre éloignée.

"Mmh, pas que je sache. Je ne connais pas toute ma famille après, donc qui sait. Perso’ j’attends l’arrivée de quelqu’un d’autre mais ce n’est pas pour tout de suite."

Allez savoir quand Lumir pointerait le bout de son nez. Par contre, l’interrogation de Vynce suscitait son intérêt. Elle ne connaissait pas ses parents, ils étaient morts il y a une centaine d’année maintenant, mais peut être avait-elle des cousins inconnus qui auraient pu finir sur Nitescence.

"J’ignore de qui je tiens entre mon père et ma mère", elle leva son bras droit et fit apparaître ses écailles et ses griffes, "mais l’un des deux était sans doute un dragon. Si jamais tu en connais un…"

Calista haussa les épaules tout en faisant revenir sa peau à la normale. Le sujet restait vague, même si elle rencontrait un membre éloigné de sa famille, difficile de dire si les retrouvailles allaient être émouvantes. À moins que la dite personne soit un frère ou une sœur dont elle ignorait l’existence ou l’un de ses parents qu’elle croyait mort.

Décidant de boire sa dernière gorgée de thé, la dragonne entreprit de se relever, son regard plongeant dans celui de Vynce.

"Alors, qu’est-ce que tu proposes en premier ? J’avoue que l’île m’intrigue maintenant. Enfin sauf si tous les arbres sont aussi "grincheux" que ce vieux chêne..."