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LA MER EST UN ESPACE DE RIGUEUR ET DE LIBERTÉ PV GERY :: Archives :: Bibliothèque des anciens RP :: Présent
Ezekiel Oldenbourg
Habitant
Date d'inscription : 29/01/2024
Messages : 69
Espèce : Nébuleux
Date de naissance : [23/05/828](1150 ans)
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Ezekiel Oldenbourg
 

La mer est un espace de rigueur et de liberté=> Victor Hugo


Dans la douce tiédeur d'une soirée estivale, Ezekiel s'abandonna sur sa chaise longue, à l'ombre bienveillante d'un majestueux hêtre. Pourtant, même cet havre de fraîcheur ne parvenait à tempérer la brûlante ardeur de la journée. Il savoura sa limonade, offrant à son torse nu le luxe de s'étendre sur le transat. Bien qu'il aurait pu invoquer ses dons pour se rafraîchir, une lassitude profonde l'en empêchait.

Après un soupir de résignation, il céda à l'appel de la mer, malgré la torpeur qui persistait. Remontant vers sa demeure pour chercher une serviette, il négligea de revêtir un haut, laissant la brise discrète caresser sa peau. Puis, descendant le chemin qui le conduisait vers l'océan, il se laissa guider par la lumière dorée du début de soirée, avide de retrouver les embruns apaisants de son élément.

Dans la clairière embrassée par la pénombre, quelques arbres se dressaient tandis que les voix animées de jeunes filles résonnaient en une symphonie de joie. Le professeur se retrouva face à face avec Eline, accompagnée de sa meilleure amie Liv et d'une autre jeune fille d'une classe parallèle, dont le nom lui échappait dans l'instant. Leurs éclats de rire résonnaient comme des notes cristallines, ponctuant l'atmosphère de leur enchantement.

Soudain, leur allégresse se figea alors qu'elles apercevaient le dragon, qui les salua d'un geste de la main. Elles demeurèrent immobiles avant de le reconnaitre. Eline, portée par un son enthousiasme habituel, fut la première à s'approcher de lui, virevoltant autour de sa silhouette avec curiosité.

- Vous aussi vous allez vous baignez ?
- Comment avez-vous deviné ? Ironisa l'enseignant d'un ton teinté d'amusement, tandis qu'il lançait un regard à son linge soigneusement plié dans ses mains.
- Ben… la serviette !

Elle ne saisit pas son humour, mais cela importait peu. Ezekiel les contempla l'une après l'autre. Eline et Liv, unies par une complicité évidente, avaient soigneusement noué leurs cheveux en chignons-décoiffés, tenant dans leurs mains le linge qui semblait représenter un chanteur emblématique de leur époque. Il était fascinant de voir à quel point elles semblaient chercher à se refléter mutuellement.

Alors, Ezekiel se rappela que Liv avait été orpheline depuis sa tendre enfance, tandis qu'Eline avait été confrontée à la perte déchirante de son frère, cruellement arraché à la vie sous ses yeux, victime des griffes d'un lycanthrope. Tous deux marqués par des blessures indélébiles, comme tant d'autres nébuleux qui foulaient ces terres. Les liens qui se tissaient entre eux, forgés par le feu de leurs souffrances passées, transcendaient souvent la simple amitié.

Pourtant, en les observant attentivement, malgré leur apparence, elles semblaient étrangement sèches, les mèches de leurs cheveux flottant gracieusement autour de leurs visages. Avaient-elles réellement plongé dans les eaux cristallines de la mer ? Elles semblaient plutôt avoir été dorées par le soleil, leur peau luisant comme des pétales de rose sous ses rayons ardent. Il avait entendu dire que le bronzage était à la mode, une tentative de paraître "sexy", du moins selon les dires d'une élève ce matin-là.

- Vous semblez avoir plus absorbé les rayons du soleil que les embruns de l'océan, constata le professeur.
- Z’êtes ouf ! Nooon, on n’a pas osé ! Y a mon psy qui se baigne ! Ce serait trop gênant, imaginez, il me voit en maillot de bain trop sexy !
- Et ?... C’est un psychologue pas un prédateur, que je sache. Et je vous ai vu également.
- Ouiiii mais vous voyeeeez Milla, elle le kiffe graave !

Elle désigna son amie d'un geste léger, tandis que celle-ci protestait avec véhémence, lançant des regards chargés de reproches. Ezekiel observa cette scène fugace avec un amusement teintée de mélancolie. Il était intéressant de voir à quel point la jeunesse pouvait être volatile, emportée par les caprices du moment, alors que pour lui, le temps semblait s'écouler avec une lenteur presque délibérée.

- Quel est son nom ?
- M’sieur Speckmann, vous le connaissez ? Demanda Milla timidement.

Il accueillit cette nouvelle avec une touche de surprise. Le psychologue qu'il avait rencontré auparavant semblait avoir captivé l'imaginaire de ses élèves. Tiens, tiens. Ezekiel se souvenait avec précision de leur confrontation silencieuse, un duel d'intellects où il avait réussi à surpasser l'humain, bien que ce dernier fût indéniablement brillant.. il lui manquait bel et bien un millénaire de plus pour rivaliser. C'était comme contempler un jeu d'échecs où chaque coup était méticuleusement planifié, un ballet d'esprits dans lequel Ezekiel avait su manœuvrer avec habileté pour remporter la partie.

Pourtant, malgré la connaissance partagée de ce professionnel de l'âme, il restait sur ses gardes. Il savait que cette rencontre était orchestrée par la matriarche, marionnettiste invisible maniant les fils du destin de chaque être ici présent. Même s'il se tenait du bon côté, il ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de méfiance envers leurs desseins.

- Au contraire, je le connais très bien. Je vais justement lui donner son cours de natation, répondit-il avec une assurance tranquille, décidé à préserver son intégrité et à maintenir son emprise sur les fils de son propre destin, tout en préservant les secrets enfouis dans les tréfonds de son âme immémoriale. En d'autres termes, il était hors de question qu'elles puissent même envisager qu'ils s'étaient croisés lors de sa séance dans son cabinet.

Si sa présence était bel et bien signalée, alors la soirée promettait d'être des plus divertissantes. Car, dans l'ironie du destin, cet homme avait non seulement exprimé son désir de ne pas le laisser s'échapper si facilement, mais avait aussi semé les graines d'un jeu de pouvoir et d'égo auquel il se sentait obligé de répondre. Une rencontre imprévue, lui offrait l'opportunité de reprendre les rênes une bonne fois pour toute, peut-être même de façon un tant soit peu vindicative. Ainsi, dans les méandres de sa pensée, il esquissait déjà les contours d'une soirée prometteuse, où le scénario se déroulerait selon ses propres termes.

- Mais nooon ? Vous lui donnez des cours ? Mais vous êtes tellement serviable Monsieur ! S'extasia Liv.
- En effet, il coulait comme une enclume. Mon cœur s'est empli de compassion pour lui, et j'ai décidé de lui offrir un peu de soutien, répondit-il avec une douceur teintée d'une pointe de malice, savourant à l'avance les délices de cette confrontation orchestrée par ses soins.
- Waah, j’aimerais devenir comme vous quand j’aurais plusieurs centaines d’années. Aider son prochain, c’est super important. Moi je suis croyante, vous savez. J’aimerais bien qu’un jour, tout le monde ne se regarde plus avec des airs méfiants et ne se fasse plus la guerre parce qu’on est différent.
Ezekiel traversa devant Eline avec un geste gracieux de la tête, puis, avec une tendresse presque paternelle, il posa sa main sur sa tête et lui ébouriffa doucement les cheveux.

-Je comprends. Ne changez surtout pas, alors. Soyez prudente en rentrant, murmura-t-il.

Il les laissa là, les jeunes femmes s'éloignant tandis qu'il se dirigeait vers la plage, s'imaginant avec une certaine délectation les trois étudiantes se dissimulant dans les buissons, leurs rires étouffés remplissant l'air de leur complicité. Même si l'humain avait sûrement discerné leur présence.

Il ne lui fallut que l'écho de quelques battements de cœur pour que ses pas foulent le sable doré, emportant avec eux l'écho des siècles passés. Puis, dans la douceur caressante de la brise marine, il découvrit une silhouette s'animant dans les eaux tranquilles.

Sans un mot, Ezekiel déposa sa serviette à côté des possessions de l'humain. Puis, il s'immergea dans les eaux cristallines, à son contact la lumière dansa sur ses cornes et ses yeux d'un azur.

-Une véritable sirène  qui émerge des flots... Fascinant.

Dans ce moment fugace, alors que les vagues murmuraient leurs secrets et que le ciel s'embrasait de couleurs célestes, l'écart qui les séparait semblait s'évanouir. Pourtant, en cet endroit, ce n'était pas un simple fossé qui les séparait, mais un abîme aussi vaste qu'une planète entière.

À tout moment, il aurait pu le submerger, le dominer de ses forces élémentaires. Rencontrer Ezekiel au cœur même de son domaine aquatique était semblable à une souris se tenant entre les griffes d'un chat, titillée avant d'être capturée pour être dévorée.

Pourtant, pour l'heure, le dragon n'avait pas de telles intentions envers l'humain. Il venait simplement le taquiner, badiner avec lui, rien de plus malveillant que cela, ah!

S'avançant dans l'eau jusqu'à ce que son torse soit submergé à mi-chemin, Ezekiel jeta un regard en direction de l'homme qui  allait devoir supporter sa présence un moment de plus.

- C'est un réel plaisir de vous retrouver... bien que je ne m'attendais pas à ce que notre prochaine séance se déroule dans de telles circonstances... aussi peu vêtu, déclara-t-il.Auriez-vous besoin d'aide ? Votre technique me laisse quelque peu perplexe.


KoalaVolant
Sam 13 Avr 2024 - 22:33
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Gerhard Speckmann
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Gerhard Speckmann
Après leur dispute, continuer à nager dans la crique qui était certes la leur, mais qui avait été celle d'Opale avant tout, n'avait pas manqué de le mettre mal à l'aise. C'était un lieu privilégié par le médecin, qui lui avait fait l'honneur de le lui présenter et explorer ; Gerhard l'avait apprécié pour les beautés qu'il cachait - les cavernes qui creusaient dans le ventre de l'île des, semblerait-il, milliers de chemins aussi mystérieux les uns que les autres, n'avaient pas manqué d'attiser sa curiosité - mais ne pouvait décemment pas l'enlever à Opale. Qu'ils soient séparés par un mètre ou par une centaine, il savait que sa simple présence pèserait au Nébuleux qui partageait encore sa vie pour l'instant.

Ne pas savoir nager, quelle plaie ! Il aurait bien maudit sa mère, mais la pauvre - pauvre ? reniflait une part de son esprit qui, depuis son arrivée à Nitescence, ne cessait d'agiter sa tête aux moments les plus inopportuns - femme n'était plus là pour se défendre, pas vrai ? La simple pensée de son fils effleurant une réserve d'eau avait manqué de l'envoyer en crise d'hystérie ; après sa quasi noyade sous les yeux hilares de ses camarades de classe, Gerhard n'avait plus jamais pu approcher d'une moindre mare, rivière, piscine. La mer, à Aix-la-Chapelle, n'était qu'une image de carte postale qu'on se passait de main en main pour se faire rêver. Enfin, pas dans ses mains : Gerhard enfant se contentait de les observer de loin, en n'imaginant pas un seul instant qu'il irait un jour vivre sur une île peuplée de Nébuleux et d'Humains qui vivaient en parfait harmonie.


Urgh. Il détestait penser à... son passé, ou quelque autre mot dramatique qu'il utiliserait pour qualifier ce qui, de toute façon, était immuable. Son lui jeune l'avait vécu comme des catastrophes, teintant désormais sa perception d'adulte. Gerhard était incapable de considérer nombre de ses souvenirs d'enfance sans une once ou une colère immense, et s'abstenait donc de les contempler plus que nécessaire.

Le passé proche, en revanche, pouvait le hanter autant qu'il le voulait : Gerhard était incapable d'arrêter la cassette une fois mise en marche, à moins de se planter une fourchette dans l'oeil et d'espérer désosser la partie de son cerveau qui était liée à la mémoire. Pas la façon la plus agréable de procéder, il fallait en convenir, et la lobotomie n'était guère son domaine d'expertise - sauf quand il s'agissait de déclarer avec un air profondément préoccupé que ce "remède" n'était rien de plus qu'une abberation médicale. Cela lui rappelait quelques débats qu'ils avaient eu lors de ses années à l'université. L'établissement ne lui manquait, pas plus que les leçons parfois inutilement longues et barbantes, mais les esprits complètement tordus qu'il avait croisé là-bas lui faisait relativiser son départ précipité de son pays natal.

Enfin. Bref. Le passé proche... Sa dispute avec Opale... La plage. Oui, la plage qu'il ne pouvait plus fréquenter sans passer pour le dernier des abrutis. Non, abruti suggérait une stupidité que Gerhard ne se pensait pas avoir ; ou, en tout cas, pas tout le temps. Connard sonnait peut-être trop fort.

Bon Dieu, sa langue maternelle lui manquait, mais si peu d'occasions de la prononcer...! Tout le monde s'exprimait en anglais, ici, qu'il soit parfait ou cassé, c'était anglais à tout bout de champ, cela commençait à lui courir sur le haricot. L'anglais lui rappelait Vynce et son accent américain, ces petites syllabes mâchées comme une patate chaude que l'on se fourre dans la bouche et qui nous brûle les gencives... Gerhard ne pouvait pas nier que l'idée de parler allemand autour de ce cher gardien - qui avait, semble-t-il, quelques doléances avec les gens de son pays - lui avait frôlé l'esprit plus d'une fois. Se laisserait-il tenter par l'espièglerie qui le piquait parfois et commandait ses gestes et paroles ?

Oh, qui essayait-il donc de berner ! Bien entendu, qu'il parlerait son meilleur allemand autour de ce cher Vynce, si ce n'est pour le plaisir de le voir se tendre comme un arc prêt à bander ; à la différence près que la corde était dépourvue de flèche.


Il divaguait trop, il s'en rendait compte. Toutes ces choses qui tournaient sous sa caboche, tout ça pour justifier sa présence sur une plage qu'il avait vu en passant lors de son tour de Lucent, et plus tard quand il s'était rendu seul au village afin d'assurer ses fonctions de psychologue.

Elle avait été quasiment vide quand Gerhard s'était jeté - littéralement - à l'eau, mis à part quelques habitants, adultes ou enfants, qui barbotaient allègrement dans la houle douce de cette fin d'après-midi. Il avait dû se faire violence pour ôter au moins son haut, et seule la température de la mer l'avait retenu de se jeter dedans tête la première. Avec une prévenance trop appuyée pour être naturelle, Gerhard s'était bien assuré de ne pas jeter de coup d'oeil trop appuyé vers des Nébuleux un peu trop éloignés d'une apparence humaine pour que son cerveau l'assimile à cette réalité qui était désormais la sienne. Il avait pensé - à juste titre, à n'en point douter - que, lorsqu'il ignorait les autres, les autres l'ignoraient en retour.

Et effectivement, on l'avait laissé tranquille. Gerhard avait pu profiter de ce moment de quiétude pour s'habituer à la température, barboter tranquillement au bord de l'eau en laissant les vagues lui lécher les jambes. Il avait été agréable, posé dans le sable, de contempler l'horizon avec la mer pour seule mélodie. En faisait le vide dans son esprit, il pouvait presque oublier ce qui l'avait habité ces derniers jours. La météo répondait-elle à une autre règle que celle du monde extérieur ? Car sur cette plage contrôlée, située dans Lucent même, le vent soufflait moins fort ; comme une accalmie dans la tempête qui tournoyait constamment sur ce petit coin de civilisation qu'Opale s'était construit plus loin, isolé de tous sauf de l'humain qui hantait ses murs.


La cloche du cloître avait sonné, et Gerhard avait compté chacun des glas dans un réflexe enfantin. Surpris de constater que l'après-midi laissait place à la soirée, quand bien même la température était clémente en ce printemps déjà bien avancé.

Et puis les élèves du cloître avaient commencé à converger vers la plage. Il n'avait pas aperçu la chevelure blanche de Calista - sûrement occupée à faire l'école buissonière, avait-il songé avec une pointe d'affection - mais d'autres, plus distinctives, d'élèves qu'il avait parfois croisé dans les rues de Lucent ou - horreur ! - à la porte de son cabinet.

Gerhard admettait beaucoup de choses en arrivant ici, mais apercevoir ses patients en maillot de bain était une barrière qu'il se refusait à franchir : alors que les rires des jeunes remplaçaient le chant du vent dans la crique qui servait de plage à Lucent, il avait foncé dans l'eau, bien décidé à se laisser emporter par le courant si tel était son destin.


C'était en faisant la planche - pas très bien, il fallait se l'avouer, avec son pantalon qui constamment tirait ses jambes vers le bas - que Gerhard songeait à ses choix de vie. Oh, il songeait beaucoup trop à ses choix de vie. Des réflexions avec lesquelles il ne s'était guère embarrassé avec avant ça ; mais Nitescence paraissait vouloir le faire cogiter. Il se demandait presque si l'île n'avait pas son petit caractère, n'était pas un petit personnage qui aimait bien le torturer en plantant dans son esprit une graine de doute par ici, un germe de colère par là. Ca aurait expliqué nombre de ses problèmes, en tout cas.

A moitié immergé dans la mer, le sel tentant sans cesse de s'infiltrer dans des yeux que Gerhard braquait sur le ciel flamboyant, il prenait garde à ne pas se laisser trop emporter par le courant. Il avait encore quelques conversations à avoir, avec plusieurs personnes : Opale, bien entendu ; la directrice du cloître, si cette dernière daignait la recevoir un jour - peut-être demain, oui, il irait demain, ce serait idéal - afin de l'avertir d'un certain professeur ; et Vynce, sûrement, pour une raison ou une autre, quoiqu'il serait bien heureux de ne pas en trouver. Le soleil se couchait sur ces pensées maussades, et malgré l'eau qui lui coulait incessamment dans les oreilles, Gerhard ne parvenait pas à étouffer les rires adolescents et les conversations qui lui parvenaient du bord de plage.

Et parmi elles, une voix qui s'élevait, plus posée, plus ancienne, plus redoutée.

Oh non. De tous les endroits où il aurait pu le croiser ! Mais sûrement ses oreilles le trompaient-il... Mais non ; Gerhard se retourna, fort peu gracieusement, pataugea dans une brasse maladroite qui tenait plus du chien que de la grenouille, et se rappela à temps qu'il avait pied : le temps qu'il retrouve ses marques et un certain Nébuleux avait vissé sur lui un regard de chasseur, allant au devant d'un groupe de jeunes filles que Gerhard n'aurait jamais cru devoir un jour voir aussi peu vêtue.


Il détourna le regard aussi vite que possible et tenta de paraître absorbé dans sa nage pataude ; las, le Nébuleux qu'était Ezekiel Oldenbourg l'avait dans le colimateur, bien décidé à ne pas le lâcher. Gerhard tenta d'estimer la longueur qui le séparait de l'horizon - trop grande - ou de la noyade - trop regrettable - et, concluant que ni l'une ni l'autre n'était une option acceptable, se résigna à devoir affronter son destin.
Ce dernier fonçait droit vers lui ; avait pénétré dans l'eau sans une protestation, sa peau immaculée se mêlant immédiatement avec l'élément, comme si retrouvant une vieille amie. Gerhard lançait de rapides coups d'yeux dans sa direction, faisant quelques mouvements de brasse dans le sens inverse, une vaine tentative de retarder l'inévitable...


- C'est un réel plaisir de vous retrouver...


...l'inévitable, qui venait le cueillir dans des circonstances bien regrettables. Gerhard serra les dents et détendit ses jambes sous son torse, toucha mollement le sable pour se redresser de toute sa hauteur.


- ...bien que je ne m'attendais pas à ce que notre prochaine séance se déroule dans de telles circonstances... aussi peu vêtu. Il y avait une certaine moquerie dans sa voix. Gerhard, une fois levé, dépassait largement Ezekiel, humain ou pas. L'eau atteignait la moitié de son torse, elle arrivait à peine aux hanches de Gerhard, quoique ce ne soit pas vraiment un réconfort : il était conscient de sa peau tirée finement sur ses os qui pointaient sous l'enveloppe de chair. Auriez-vous besoin d'aide ? Votre technique me laisse quelque peu perplexe.


Contrairement à ce que voulait affirmer Ezekiel, ils n'étaient nullement dans un rendez-vous médical, et là où le professionnalisme avait maigrement retenu son animosité, la mer n'accordait aujourd'hui pas cet honneur au Nébuleux : hors du centre communautaire ou du cloître, ils étaient deux habitants sur un pied d'égalité, au moins en droits et en devoirs. Gerhard ne parierait pas sur leurs constitutions respectives ou les pouvoirs que l'un possédait et dont l'autre ressentait l'absence ; nul besoin de s'humilier davantage de ce côté-là.


- Monsieur Oldenbourg, salua-t-il d'un ton glacial, accordant un léger signe de tête au Nébuleux qui était venu troubler sa quiétude. Quelle joie de vous revoir.


Derrière eux, les étudiants quittaient un à un la plage. Gerhard ne tenait pas de calendrier très strict, pas depuis qu'il avait embarqué dans ce maudit bateau à bord duquel il avait déversé la moitié de ses tripes dans l'immensité de l'océan, mais devinait que la semaine de cours était loin d'être terminée pour tous ces jeunes gens.

Il n'en connaissait pas un seul, mais leur insouciance lui donnait envie de sourire. Il n'avait jamais vraiment eu cette chance, de pouvoir se détendre et profiter ; pas parce que la situation ne le lui avait pas permis, mais plutôt parce que sa situation l'en avait empêché. Les deux choses étaient différentes, quoique faiblement.

Il étouffa ce bref sentimentalisme dans l'oeuf : Ezekiel le contemplait, et il ne doutait pas que le Nébuleux savait parfaitement lire le moindre de ses tremblements de cheveux, ou quelque chose du genre. Il avait l'avantage de l'âge, les années avaient inscrit dans son être des leçons qu'il portait avec lui jusqu'au présent. A côté de lui, Gerhard était un nourrisson rampant qui n'émettait guère que des gazouillis. Certes divertissant, mais loin d'être intelligent.

Qu'à cela n'y tienne : il était, lui aussi, capable de montrer les crocs. Et il lui restait un peu de colère en réserve, une courtoisie de Vynce. S'il lui fallait la brandir pour qu'on le laisse en paix, Gerhard n'hésiterait pas. Surtout pas face à Ezekiel.


- Merci pour votre généreuse offre, minauda-t-il, certainement pas dupe, mais je m'en voudrais de déranger un professeur de votre acabit pour une pareille broutille. Gerhard le toisa de haut. C'était possible. Il pouvait faire ça, et Ezekiel détestait peut-être être scruté du bout du nez, mais Gerhard ne s'en priverait pas. Qu'allait faire le Nébuleux ? Ils étaient en public. Qu'il essaye donc. Le chien serait donc venu chercher le mouton pour le ramener à la bergerie ? Oh, ne vous embêtez pas.


Il envoya un sourire insincère à l'attention d'Ezekiel, tout en enroulant autour de ses côtes laissées à découvert des bras protecteurs. Il se flagella mentalement : sans nul doute que le Nébuleux remarquerait et interprèterait ce geste, mais tant pis il était esquissé, fait, autant aller jusqu'au bout.


- Regardez, reprit-il avec une courte pause, je m'en vais. A moins que vous n'ayez quelque chose à me dire ? Il injecta un peu de fausse inquiétude dans ses paroles. C'est que vous m'aviez l'air troublé, la dernière fois, et je m'en voudrais de manquer à mes devoirs... Le serment d'Hippocrate, vous savez.


Quoiqu'Hippocrate n'avait peut-être pas prévu de patients tels qu'Ezekiel quand il avait écrit ses saintes paroles. Ou peut-être que si, et qu'ils s'étaient rencontrés. Papy, pensa Gerhard, vindicatif au possible, en esquissant un pas lourd dans l'eau, décidé à retourner à ses affaires qu'il avait laissé sur le rivage. Des questions qui ne trouveraient pas de réponses ; aujourd'hui, c'était décidé, rien ne le ferait rester aux côtés d'Ezekiel : pas même la mer qui soufflait contre son corps tendu ou la bienséance inculquée par sa mère.
Dim 14 Avr 2024 - 0:07
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Ezekiel Oldenbourg
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Ezekiel Oldenbourg
 

La mer est un espace de rigueur et de liberté=> Victor Hugo


Assurément, Ezekiel nourrissait une rancœur profonde. Oh, comme le psychologue pouvait habilement dissimuler ses motivations derrière le voile de sa profession, pour ainsi irriter le dragon. Avec le recul, il se rendait compte qu'il n'avait été qu'un pion manœuvré par la matriarche, dans le dessein de dérober des informations à une créature aussi mystérieuse que lui. Et c'était probablement l'humain qui regrettait le plus cette entrevue... Le dilemme résidait dans le fait qu'Ezekiel ne s'épuisait pas à rechercher les responsabilités pour les juger avec équité... il se serait avéré un bien piètre avocat.

Ainsi, même si le psychologue avait eu affaire à des dizaines d'autres patients, tel Eline, porteurs de traumatismes profondément enracinés, cela le plongeait dans une perplexité abyssale. Comment pouvait-elle encore arborer un sourire et conserver une foi inébranlable en la vie ? En cette île ? Après ce qu'elle avait vécu avec son frère, sous ses yeux ébahis ? Était-ce précisément cet humain de pacotille qui insufflait de telles idées absurdes en elle ? À l'exception de ses maîtres, Ezekiel ne portait pas les humains en haute estime. Il ne voyait en eux que des existences éphémères, se consumant en un battement de cil, tandis qu'il traversait les plus grands bouleversements sociaux de son époque. Le dragon n'avait guère le loisir de s'attarder sur ces êtres si fragiles. Pourtant, une poignée d'entre eux le maintenait en respect et l'avait amené à agir de la pire des manières.

Il était de loin préférable pour ces êtres insignifiants de ne pas attirer l'attention d'un dragon. Les preux chevaliers qui s'armaient d'une lance dérisoire pour défier l'immense créature n'étaient que des légendes imaginées pour rassurer les humains et les enflammer dans leur prétendue bravoure.

Cependant, malheureusement pour lui, Monsieur Speckmann avait misé. Il n'y avait désormais guère de retour en arrière alors que le dragon le maintenait sous son joug, résolu à ne pas le laisser s'échapper aussi aisément que sur le territoire des hommes... Car aujourd'hui, les rôles s'étaient inversés, et c'était le dragon qui évoluait dans son élément, où chaque goutte d'eau répondait à sa volonté capricieuse et à son humeur changeante.

Sa proie devait sans doute le comprendre, le reconnaître alors qu'elle nageait maladroitement, cherchant maladroitement à mettre le plus de distance possible entre eux. Mais en s'agitant ainsi, elle ne parvenait qu'à s'éloigner à peine, tandis que le dragon avançait sans mal, indifférent à la pression de l'eau qui aurait dû ralentir son avancée.

Acceptant sans doute son destin, l'homme finit par se redresser, et il était manifeste que, en son for intérieur, leur écrasante différence de taille lui procurait une certaine satisfaction. Mais il n'allait tout de même pas se froisser parce que ce grand gaillard ressemblait à Avrel Dalton, quelle idée.

Quand enfin l'autre daigna lui adresser la parole, la froideur de sa voix n'avait rien à envier au sommet du Matterhorn. Il semblerait qu'il ait concentré dans ces simples mots toute la glaciale majesté dont le monde avait jamais disposé jusqu'à ce jour - et maintenant on s'étonnait de se plaindre d'un prétendu réchauffement climatique, lui, il avait trouvé son coupable.-

Il n'y avait donc plus rien qui le retenait prisonnier, plus aucune entrave imposée par la séance où il avait presque été certain que l'humain lui aurait donné une claque bien sentie.

Mais que faire à présent, alors qu'il n'était plus enchaîné par son professionnalisme, libre de laisser s'exprimer ces réactions incontrôlables que tous deux pouvaient susciter chez l'autre ? Dommage que ce moment fatidique survienne à un instant si inopportun pour l'humain, qui se retrouvait ainsi piégé dans les eaux profondes jusqu'à ce que le dragon décide de le laisser regagner la terre ferme.

Il était également piquant de constater que nombre de personnes ici redoutaient la mer et ses eaux tumultueuses, qui les avaient si près de l'ultime souffle.

Et il allait résoudre cette question de... taille, car il était évident que Monsieur Speckmann prenait un malin plaisir à le dominer de son regard impérieux, mais il ne tarderait pas à découvrir que la grandeur ne se mesurait pas seulement en stature physique, mais aussi en force intérieure.

Il écouta en silence ces minauderies et ce refus feintement poli, révélant la méfiance que l'humain nourrissait à son égard. Se pourrait-il que le chien ramène l'agneau égaré dans la bergerie, ou le laisserait-il à sa merci, privé de sa pitance matinale ? Ezekiel inclina à peine la tête en direction de la berge, où humain et nébuleux se délectaient des dernières caresses dorées du soleil, alors que la plupart des habitants s'apprêtaient déjà à rejoindre leurs foyers.

- Je crains que les moutons n'oublient l'agneau égaré... Une situation fâcheuse, n'est-ce pas ?murmura-t-il, L'on ne laisse pas les proies errer dans l'obscurité, de peur d'attirer les loups. Heureusement, je ne tolérerais point qu'une telle négligence survienne.

L'humain pouvait bien essayer de dévoiler ses crocs, mais toute sa posture trahissait son manque de confiance. Ezekiel pouvait déchiffrer tant de subtilités dans ses gestes qu'il n'avait guère besoin de les interpréter verbalement. Ses bras croisés l'informait de tant d'élément...Cette tension palpable, cette fermeture totale ou cette réticence à s'engager dans la conversation ou la situation présente étaient presque tangibles. Ou peut-être essayait-il simplement de se rassurer au mieux ? Une réaction instinctive lorsqu'on se sentait vulnérable ou mal à l'aise. Parfois, cela pouvait même être lié au contrôle des émotions, à la maîtrise de soi... et bien sûr, cela pouvait aussi servir à établir une barrière entre la personne et les autres, que ce soit pour se protéger physiquement ou émotionnellement. Intrigant, n'est-ce pas ?

Si son sourire artificiel ne duperait personne, Ezekiel demeurait pourtant d'un calme olympien... jusqu'à ce que l'autre lui lance une petite provocation. Il semblait oublier que le dragon aussi avait ses failles. Une bien piètre idée de s'aventurer sur un tel terrain avec une créature dont il vaudrait mieux ne pas égratigner l'ego, au risque de découvrir des regrets d'une amertume insoupçonnée.

- Oh, justement, en abordant ce sujet, je suis quelqu'un qui tient à cœur de rendre grâce à ceux qui ont eu la gentillesse de m'assister.

Oh oui, il allait exprimer sa gratitude, multipliée à l'infini s'il le fallait. Peut-être que les circonstances auraient été à peine plus équitables ailleurs... quoique, un abîme infranchissable les séparait. Comment pouvait-il espérer rivaliser ?

- Vous n'atteindrez jamais votre plein potentiel si vous vous complaisez dans la facilité. Vous avez votre fond partout ici, c'est regrettable. Rendons le jeu un peu plus complexe...

Comme s'il sollicitait son avis. ha...ha. Alors qu'il s'approchait de l'humain, le contraignant presque à reculer dans cette eau d'une tranquillité trompeuse. Monsieur Speckmann, de haute stature, devait s'enfoncer encore plus profondément pour perdre pied. Et si l'humain hésitait à reculer, probablement conscient des conséquences qui pourraient en découler, Ezekiel ne tergiversa pas une seconde pour inciter l'eau à l'attirer à lui, inexorablement.

- Inspirez et expirez lentement, Monsieur Speckmann, c'est d'une importance capitale.

Malgré cette injonction, le forcer ainsi et sentir le sol s'évanouir sous ses pas ne contribuerait guère à apaiser sa respiration. Ezekiel, depuis longtemps, avait quitté le plancher des vaches, bien avant l'humain, mais il restait en suspension, maintenu à la hauteur de son choix sans effort apparent.

Nullement désireux de le noyer, simplement de lui rappeler combien il serait avisé de maintenir un ton plus respectueux s'il ne souhaitait pas s'enfoncer dans les profondeurs de ses propres égarements aujourd'hui.

Malgré sa stature imposante, il était saisissant de constater la distance qu'il avait dû franchir pour que l'humain se retrouve au bord de la perte de ses repères aquatiques... Sa taille atteignait des sommets.

- En dressage canin, lorsqu'un chien est jugé agressifs, il est alors immergés pour corriger leur comportement inadapté. Puisque l'eau restreint leurs mouvements, il est plus aisé de leur faire comprendre qu'ils ne dirigent pas les flots...et qu'ils n'ont plus qu'à se plier à la volonté de leur maitre.

En d'autres termes... sachez rester à votre place.

Il répliquait également pour cette séance. Pour la manière dont l'humain s'adressait à lui. Pour son ton condescendant... pour prétendre être supérieur à la simple force des éléments. Qu'il se rende seulement compte de ce qu'il encourrait s'il se trouvait déjà en situation périlleuse...

C'était une forme d'intimidation, alors qu'il le scrutait du haut de sa stature, maintenu par les flots. Il suffirait à l'humain de reculer de quelques centimètres supplémentaires pour perdre pied et ainsi être à la merci du dragon. Mais Ezekiel ne prendrait jamais le risque inconsidéré d'ôter une vie pour une blessure à son ego. Il voulait simplement lui rappeler qu'il ne lui arriverait jamais à la cheville, même avec sa taille de géant.

- Montrez un peu de cran, on dirait que vous êtes au bord de la noyade, ha.

S'il ne pouvait briser ses os, risquant de sérieuses conséquences si le plan n'était pas parfaitement peaufiné, rien ne l'empêchait de miner sa confiance ou son ego. Et cela serait accompli avec la plus grande courtoisie, bien entendu. Il pouvait tolérer que Monsieur Speckmann le craigne, mais il ne voulait pas qu'il le croie capable d'être un meurtrier avide...

- Si la peur vous submerge, n'hésitez pas à vous tenir à moi. Il est tout à fait naturel d'être vulnérable pour un humain. Mon serment implique toujours d'assister les âmes les plus fragiles, alors n'ayez crainte.

Pourtant, l'eau demeurait calme... Il serait dommage d'attirer l'attention, les personnes sur la plage ne prêtant aucune attention à eux. Enfin, l'humain pouvait toujours appeler à l'aide, auquel cas il serait inutile d'insister et il serait plus sage de le ramener sur la plage. Il pourrait même passer pour un héros ayant sauvé l'humain maladroit des eaux implacables. Dans tous les cas, la leçon serait gravée en lui, indestructible comme une ancre dans le sable.

- Appuyez-vous davantage sur moi, votre fierté n'a pas sa place ici.


KoalaVolant
Dim 14 Avr 2024 - 12:46
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Gerhard Speckmann
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Gerhard Speckmann
Son hostilité aurait eu raison de quiconque sur cette île : les élèves ricanants, les patients, Opale ou même Vynce, qui ployaient face aux mots un peu dur d'un humain, voyant en lui les fantômes de leurs passés tumultueux. Il n'en était pas fier, de cette morsure qui s'accrochait à ses mots, mais s'il fallait la brandir pour espérer retrouver la quiétude, Gerhard s'en saisissait sans hésiter.

Ezekiel, malheureusement, n'était pas quiconque. Il l'avait compris cet après-midi dans son cabinet, au travers de ces mots qu'il manipulait avec le plus grand soin, des armes terribles qui avaient eu, pour un temps seulement, raison de lui. Ezekiel ne reculait pas, sans doute ne reculait-il jamais, et Gerhard pouvait voir un peu de cette façade qu'il portait autour des autres glisser, révéler quelque chose de plus malicieux, quelque chose qui le tendait davantage que les froids courants qui glissaient contre son corps émacié.


- Je crains que les moutons n'oublient l'agneau égaré... Une situation fâcheuse, n'est-ce pas ? L'on ne laisse pas les proies errer dans l'obscurité, de peur d'attirer les loups. Heureusement, je ne tolérerais point qu'une telle négligence survienne.


Il minaudait avec une fausse sympathie dans sa voix qui ne faisait rien pour cacher la froideur de ses prunelles. Elles se fichaient sur sa silhouette gracile, et Gerhard ressentait tout le poids des calculs qui devaient courir, fous, dans la tête d'Ezekiel. Il frissonna, face au froid polaire qui pesait contre lui, ces yeux bleus comme les embruns qui tentaient de le couler dans leur intensité. Le premier qui détournerait le regard perdrait, Gerhard en avait la certitude, mais pas dans le sens d'un combat traditionnel, avec un vainqueur et un vaincu ; mais un prédateur qui attendait que sa proie ne baisse son attention, pour mieux bondir et l'achever.


- Oh, justement, en abordant ce sujet, je suis quelqu'un qui tient à cœur de rendre grâce à ceux qui ont eu la gentillesse de m'assister.


Gerhard ouvrit la bouche, prêt à railler le Nébuleux qui se lançaient des louanges auxquelles aucun d'entre eux ne croyaient. Loin des oreilles indiscrètes, le masque de politesse d'Ezekiel était d'autant plus grossier que chacun savait qu'il n'était qu'une façade fragile qui tomberait à la moindre inattention. D'Ezekiel ou de lui, Gerhard n'avait pas envie de le découvrir.

Son aventure avec Vynce lui avait rappelé sa fragilité humaine, mais même au plus profond de sa colère, il n'avait pas douté que l'homme ne lui ferait pas le moindre mal ; pas sans une bonne raison, une qui s'appelait Opale et qui se dressait entre eux comme un bouclier sacrificiel. Gerhard avait été vindicatif, avait pu passer ses nerfs sans craindre de représailles - elles n'étaient, en tout cas, pas venues de la personne attendue - contenté de cette supériorité qu'Opale lui avait reproché dans ses accusations. C'avait été injuste, au moins un peu, et Gerhard ne pouvait que contempler ce qui exactement l'avait poussé à se comporter ainsi envers un autre être vivant. Qu'est-ce qui l'avait poussé à s'y sentir autorisé.


- Vous n'atteindrez jamais votre plein potentiel si vous vous complaisez dans la facilité. Vous avez votre fond partout ici, c'est regrettable. Rendons le jeu un peu plus complexe...


Avec Ezekiel, il ne pouvait se permettre le moindre faux pas. Opale pardonnerait, sûrement, et Vynce également, si Gerhard s'armait d'assez de courage pour avouer ses fautes à leurs pieds - ou au moins à ceux de son colocataire - ; Ezekiel n'aurait pas cette grandeur d'âme. Il le savait, le sentait, dans cette démarche presque féline alors que le Nébuleux s'avançait vers lui, le forçait à reculer. La mer n'avait, semblait-il, aucune emprise sur lui, il avait même l'air plus à l'aise que sur la terre ferme, et Gerhard se sentait pataud, aussi à l'aise qu'un veau nouveau-né, alors qu'il reculait encore, encore et toujours, qu'Ezekiel le menait là où il le souhaitait.

Il tâcha de ne pas ouvrir des yeux trop paniqués, de ne pas jeter de regards trop désespérés au rivage qui s'éloignait de plus en plus, centimètres par centimètres. Les gens, Nébuleux comme les rares humains, qui filtraient hors de la plage, n'avaient que faire de la pièce qui se déroulait devant eux : Ezekiel jouait pourtant le grand jeu, mais Gerhard avait compris, trop tard, qu'il était sa seule malheureuse audience.


- Inspirez et expirez lentement, Monsieur Speckmann, c'est d'une importance capitale.


Il rechignait à lui obéir, mais son corps n'avait que faire de ces préoccupations : il lâchait une expiration tremblante entre eux avant même que Gerhard ne puisse la retenir. Forcé de se grandir contre son gré, alors que l'eau montait davantage, d'abord atteignant son nombril, puis grimpant, grimpant encore. Gerhard tenta d'effectuer un pas sur le côté, de contourner Ezekiel par ce moyen ; les flots, impitoyables, le redressèrent sur un chemin strict qui manquait de l'avaler tout entier.


- En dressage canin, lorsqu'un chien est jugé agressifs, il est alors immergés pour corriger leur comportement inadapté. Puisque l'eau restreint leurs mouvements, il est plus aisé de leur faire comprendre qu'ils ne dirigent pas les flots...et qu'ils n'ont plus qu'à se plier à la volonté de leur maitre.


L'insulte perça la panique primaire qui l'avait saisi, et au-delà du brouillard qui perméait son esprit Gerhard lança à Ezekiel un regard noir. Il n'avait jamais prétendu être très intelligent, après tout, ou en tout cas pas dans les moments qui comptaient.

Les mots du Nébuleux, également, lui indiquaient que ce qu'il se passait n'avait rien de naturel. C'était donc lui le maître, en cet instant, mais Gerhard bannit l'image de son esprit avant qu'elle ne puisse s'y inscrire durablement. Même dans cette situation précaire, et alors qu'il se sentait se dresser sur la pointe des pieds, n'accepterait-il d'accorder ce titre à Ezekiel. Le Nébuleux s'élevait, nullement inquiété par la pente descendante que décrivait le sable dans la mer, laissant Gerhard le seul soumis aux règles de la nature, des règles qu'il dictait sans un souci.

Il aurait voulu protester contre son jeu pipé : sur la terre ferme, ils auraient été à égalité, mais ici Gerhard était perdant automatiquement. Son esprit fou voulut s'accrocher à quoique ce soit qui permettrait de faire perdre la panique : la colère, émotion à laquelle il était si aisée de se laisser abandonner, le submergea quand il repensa aux paroles accusatrices d'Opale. Qui ici est vulnérable, maintenant ? Qui ici risque d'y passer ? Le médecin voulait tellement prétendre que les Nébuleux étaient des créatures sans défense, mais tiendrait-il le même discours en voyant le tableau qui se peignait actuellement ?

Non, il fallait éloigner Opale de cette situation. Il fallait se concentrer sur le présent, sur Ezekiel suffisant, surplombant, son sourire satisfait et les flots qu'il appelait à son contrôle.


- Montrez un peu de cran, on dirait que vous êtes au bord de la noyade, ha, dit ce dernier alors que Gerhard sentait l'eau lui caresser le menton, alors même qu'il était déjà sur la pointe des pieds, qu'il ne pouvait se hisser plus haut sous peine de laisser le Nébuleux l'approcher.

Il ne le tuerait pas. De cela, il en était certain. Il y avait une certaine déférence chez Ezekiel, malgré tous ces grands airs qu'il se donnait ; il était vindicatif, mais il lui faudrait davantage pour le pousser à commettre l'irréparable. Encore davantage pour qu'il s'exécute devant ce public minuscule, ces fourmis qui s'agitaient sur la plage au loin. N'y en avait-il pas une pour se rendre compte que quelque chose clochait ? Gerhard serra les dents ; une vague s'immisca dans sa bouche, il la recracha sans élégance.


- Si la peur vous submerge, n'hésitez pas à vous tenir à moi. Il est tout à fait naturel d'être vulnérable pour un humain. Mon serment implique toujours d'assister les âmes les plus fragiles, alors n'ayez crainte.


Pas de meurtre, mais une leçon qu'il lui infligeait. Si le fait d'avoir été comparé à un chien ne suffisait pas, cet acte de sainte-nitouche cimentait la certitude dans son esprit. Ce dernier tilta, ronronnant de satisfaction, un bruit qui perça le brouillard de sa panique, en dissipa quelques fragments : même en attaquant, Ezekiel lui donnait les clés de sa riposte.


- Appuyez-vous davantage sur moi, votre fierté n'a pas sa place ici.


Gerhard leva les yeux, le dévisagea autant qu'il en était capable. Trois pas de plus et il buvait la tasse, trois autres et il tombait sous les flots, s'immiscait dans ce monde aquatique qu'était celui d'Ezekiel. Malgré l'offre du Nébuleux, ce dernier n'esquissait pas un geste pour lui venir en aide, ses mains jointes derrière son dos. La figure même du professeur, peut-être s'inclinerait-il légèrement sur lui pour constater ses progrès, à la manière du maître qui vérifie les fautes commises par son élève.

Il ne se sentait pas très élève. Il se sentait soumis, mais se laisserait couler avant de l'admettre. Ce qu'il lui fallait, c'était choisir ses batailles, et les choisir judicieusement. Réfléchir dans le feu d'une telle action n'était pas vraiment son fort, mais pour sauver sa peau on apprenait tous quelque chose. Attaquer Ezekiel sur sa taille n'était pas judicieux : cette pique, il se la gardait pour la terre ferme.


- Votre fierté, en revanche, articula-t-il au-dessus du rugissement des flots qui résonnait dans ses oreilles, s'étale sans vergogne. Comme une tache de pollution. Il jeta au Nébuleux un regard appuyé. Vous n'êtes pas loin d'en faire partie, mais ceci resterait pensée, pour son bien.


Il inspira et expira au gré de la mer qui lui chatouillait la nuque, et dévoila ses dents en un sourire qui rivalisait la vindication qu'Ezekiel devait ressentir. On lui avait souvent dit qu'il n'avait pas un sourire très agréable, que ce dernier s'apparentait davantage à une grimace. Trop grand pour un visage trop étroit : Gerhard montrait les dents de la pire des façons, dans un rictus qui se moquait autant d'Ezekiel que de lui-même ; ou bien menaçant ? Il aurait pu plonger ses dents dans sa carotide, s'il avait été quelqu'un, quelque chose d'autre.


- Il n'y a que vous et moi, monsieur Oldenbourg. Personne pour nous déranger. Ne vous affublez pas d'un masque, voulez-vous ? Il l'étudia, plissa les yeux. Dans le soleil couchant, la peau du Nébuleux se teintait d'orange, son nez projetait sur son visage des ombres particulièrement tranchantes, on aurait pu s'y couper. Il doit être bien lourd à porter, non ? Le loup dans la bergerie. Vous, et il désigna du menton la plage derrière lui, et eux.


Esquissant un pas, il s'approcha d'Ezekiel. L'eau coulait en de minces filets sur sa peau de porcelaine. Sans âge, mais avec les stigmates qui allaient avec les épreuves : donnée à un homme tout aussi inflexible, les coups du passé se reflétait dans ce marbre qui avait jadis été pur. La mer noyait la chaleur qui aurait pu s'en dégager et rendait à la statue la froideur qui était la sienne.

Gerhard jeta son bras en avant et parvint à l'enrouler autour des hanches d'Ezekiel, jusqu'à pouvoir attraper un poignet gracile. Là seulement, il distingua une certaine chaleur, qui trahissait la nature mortelle d'Ezekiel. Qu'il n'était pas aussi inatteignable qu'il voulait le faire croire.


Pas inatteignable, mais c'était en le touchant que Gerhard se rendait compte du fossé qui les séparait. Son pantalon, gorgé d'eau, le lestait, mais ainsi accroché à Ezekiel ses pieds se décollaient du sable, portés par une force, un pouvoir, qui n'était pas le sien. Il le sentait comme un courant électrique, cette choses palpable qui séparait Humains et Nébuleux ; et quand bien même il avait cet homme en aversion, il ne pouvait le laisser échapper. Tout au plus ne pas trop s'appuyer contre lui, ne pas transformer ce point d'attache en ce que les gens de la plage - toujours inconscients de la scène qui se déroulait dans ce coin de la mer - auraient pu confondre pour une étreinte. Gerhard ne voulait pas étreindre Ezekiel. Il voulait le saisir par les poignets et le couler avec lui ; mais un seul en ressortirait vivant, et Gerhard était conscient que ce ne serait pas lui.

A un autre moment. Sur la terre ferme, d'où Ezekiel le tenait éloigné.


- Quel charmant cours de nage, murmura-t-il sans daigner lever les yeux pour le regarder. C'étaient les autres qui le faisaient pour lui ; Gerhard ne lui accorderait pas cet honneur. Opale lui manquait. Ses mots d'encouragement alors qu'il voguait au gré des flots, ses gentils touchers ; tout cela lui manquait. Même en fermant les yeux, il n'aurait pu confondre les deux hommes. C'était, sans aucun doute, pour le mieux. Il devait être conscient de qui étaient ses alliés et ses ennemis, même dans l'obscurité.


- Charmant, répéta-t-il en fixant l'horizon, et éducatif. Tous vos élèves ont-ils la même chance que moi ? Vos leçons sont-elles toujours aussi particulières, monsieur Oldenbourg ? Il vissa sur ses lèvres un sourire effronté. Ne m'en voulez pas de ma curiosité, si elle vous gêne je n'aurais qu'à appeler les charmants gens qui doivent encore être sur la plage. Qu'ils viennent vous délester, vous comprenez.


Ezekiel voulait peut-être le faire ployer, et peut-être réussirait-il ; mais Gerhard ne partirait pas sans accroc. Il n'osait jeter de regard derrière lui, de peur de voir la plage vidée de ses occupants, mais la menace demeurait : si le Nébuleux se décidait à franchir cette limite et à le jeter dans la mer, en pâture aux flots, il ne se démêlerait jamais de cette affaire. C'était là sa seule satisfaction : il était bloqué avec Ezekiel... et Ezekiel était bloqué avec lui, pour un temps du moins. A moins qu'il ne le ramène sur la terre ferme, et dans ce cas ils seraient de nouveau à égalité.

Sa situation ne pouvait pas s'empirer. En tout cas, il n'espérait pas. Il n'avait jamais excellé en calcul, mais pensait qu'ils étaient bons. C'était bien là son seul réconfort.
Mar 16 Avr 2024 - 20:44
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La mer est un espace de rigueur et de liberté=> Victor Hugo



Dans l'ordinaire de ses jours, il se drapait de respect envers les êtres humains, ces fragiles figures qui, d'une certaine manière, luttaient contre les sombres nébuleux menaçants. Mais ici, en ce lieu où régnait sa mission fondamentale, nul ne pouvait dicter sa conduite à part lui-même. Une seule chose l'horripilait profondément : ceux qui osaient le défier du haut de leur suffisance, croyant un instant pouvoir tenir tête à sa stature imposante. La pensée de la mort ne lui effleurait même pas l'esprit, bien que sa silhouette se dessinât nettement dans la nuit grandissante, dominant de toute sa hauteur l'humain qui devait inévitablement plier devant sa volonté.

Pourtant, Monsieur Speckmann ne dérobait pas son regard au défi. Il s'y accrochait encore, espérant conserver sa dignité dans ces eaux troubles. Ezekiel ignorait pourquoi il avait fixé cet humain de la sorte, pourquoi il avait décidé d'abandonner une partie de son masque pour lui imposer cette intimidation, révélant ainsi une facette bien plus acérée de sa personnalité.

Il veillerait sur lui jusqu'à ce que l'homme n'ait plus la force de même froncer les sourcils en signe de confrontation. L'humain avait mal choisi son champ de bataille, car ici se déroulait un duel sur son propre territoire, où l'influence invisible l'entourait, contraignant sans effort l'homme à exécuter chaque geste selon le désir d'Ezekiel.

Il tiendrait parole, dévoué à Eline, Liv et même à la curieuse Milla, dont l'intérêt pour l'âme imperturbable du psychologue était un secret d'adolescente à peine voilé. Ezekiel méditait sur la perception humaine des tumultes de l'existence. Lorsque Eline venait lui narrer les tragédies qu'elle avait endurées, le spectacle de son frère déchiqueté sous ses yeux, et qu'elle masquait sa douleur derrière un sourire de façade, espérant que ces cauchemars ne hanteraient les lieux sacrés de l'île. Mais pouvait-il seulement saisir l'ampleur de sa détresse ?

À présent, Ezekiel poussait son adversaire à reculer toujours plus loin, jusqu'à ce qu'il soit contraint de déployer toutes ses forces pour ne pas chuter dans l'abîme. Il paraitrait bientot plus chien docile que fier homme, obéissant aux ordres de son maître avec une résignation presque poétique, tel un symbole incarné de sa soumission nullement égalable. Pourtant, l'homme semblait encore hésiter à embrasser cette réalité. Deuxième leçon de cette danse macabre : la patience.

Chaque réaction de sa proie procurait à Ezekiel une étrange satisfaction, tandis qu'il observait avec une quiétude mêlée d'amusement les efforts de l'homme pour maintenir sa contenance. Chaque instant de maîtrise représentait un souffle de vie préservé. S'il cédait maintenant à la panique, il franchirait le seuil menant aux abysses... Ce ne serait point un acte de meurtre, mais plutôt une noyade décidée de sa propre main. Nuance.

Il percevait la peur qui émanait de cet homme, convaincu que le froid qui le saisissait n'était pas la seule source de ses tremblements. Il le contemplait se soumettre en silence, chaque inspiration haletante, tandis que le dragon s'immobilisait au bord du gouffre, prêt à engloutir l'homme au moindre faux pas, dans une résignation orchestrée par le destin.

La mort, étrangère à cet échange, se tenait en retrait, reléguée au rang des impossibles, alors qu'Ezekiel se faisait le maître d'une leçon qu'il avait, pourtant, juré à Eline, incarnant ainsi ce professeur dont l'empathie et la bienveillance semblaient être l'apanage.

Sans l'ombre d'une hésitation, le dragon poussait son antagoniste vers les confins ultimes de sa conscience, là où l'âme humaine se dévoile dans sa plus intrigante complexité, lorsque la pensée vacille devant l'instinct primitif, l'adrénaline s'imposant en souveraine. Mais même en ces instants, la confrontation demeurait incomplète. Il discernait dans ses prunelles la détermination mêlée à l'ire, malgré l'angoisse qui l'étreignait. Ses dents, serrées avec une telle férocité qu'elles menaçaient de se briser, défiaient la vague menaçante qu'il avala avant de cracher avec disgrâce, emportant chaque fibre de son être... et pourtant, pas un geste vers le dragon, refusant de se dérober à l'implacable pression qui l'assaillait, happant chaque parcelle de son être.

Ezekiel s'ouvrait à l'idée que son "élève" puisse chercher refuge en sa proximité, cherchant un havre de paix dans la tourmente. Et il accorderait tout le temps nécessaire, car d'autres alternatives se faisaient rares. Il admettrait, en fin de compte, qu'il n'était qu'un chiot effrayé, revenant inévitablement vers son maître après avoir brandi l'étendard de la fierté, se blottissant dans ses bras pour y trouver réconfort. La chute, alors, en serait que plus vertigineuse, plus lancinante dans sa douleur.

Mais il lui faudrait encore attendre. Malgré tout, il trouvait encore le cran d'aboyer. La fierté du dragon... avait été brisée, certes, mais elle se reconstruisait avec une minutie inégalée. Aucun être humain ne pouvait prétendre l'entamer.

- Il vous faudra simplement faire preuve de réalisme et de résilience. Cela prendra le temps qu’il vous faudra, articula-t-il d'une voix calme et posée.

Il n'allait évidemment pas s'attarder sur sa propre grandeur, une vertu qui n'avait plus besoin de preuves. Qui, parmi les mortels, pouvait seulement rêver d'égaler son existence millénaire ?

Un sourire éclaira le visage de Monsieur Speckmann, même dans l'ombre de la gravité de la situation. Ce sourire, dépourvu de charme, semblait plutôt exprimer un dédain profond, peut-être même une moquerie, une défiance. Il était, sans aucun doute, audacieux. On ne provoquait pas un dragon, cette créature qui alimentait les plus grandes épopées en se dressant en antagoniste inébranlable des grands récits. Il frisait la démence en jouant ainsi avec le feu.

Monsieur Speckmann déchiffrait ses intentions... du moins, dans une certaine mesure. En tant que psychologue, il devait certainement comprendre les nuances de son comportement depuis un certain temps déjà. Mais il ignorait probablement jusqu'où le dragon était prêt à aller. Ainsi, même derrière son masque, même à l'abri des regards, il ne pouvait se dévoiler entièrement.

Il endossait son masque avec une grâce réservée aux êtres d'exception, prêt à le maintenir en place aussi longtemps que requis. Pendant cette lueur crépusculaire où les derniers rayons solaires caressaient l'horizon de leurs teintes rougeoyantes, leurs silhouettes se dessinaient si près qu'on aurait pu les croire liées par une complicité indéfectible. Pourtant, l'eau continuait d'enserrer la victime du dragon ancestral, qui, tel un fin connaisseur, savourait chaque réaction de son cadet, insensible aux provocations. À chaque mot prononcé, les vérités non avouées se refermaient un peu plus, tel un étau implacable.

- De quel masque parlez-vous ? susurra le dragon d'une voix qui ne le tromperait point. Je ne fais que régler ma dette envers vous…

Oh, il comptait bien régler cette dette. Sans un mot de plus, Monsieur Speckmann s'éleva légèrement devant son vis-à-vis, puis fit le choix éclairé de rejoindre le sables menacé par les flots, d'un pas assuré. Là, il enlaça les hanches du dragon d'un geste brusque qui ne fléchit pas sous le poids du plus agé. Et ce fut alors que sa main se referma sur celle du nébuleux, captant la chaleur qui en émanait ainsi que les tremblements à peine perceptibles. Il n'y avait aucune effusion de chaleur dans ses gestes, seulement celle du corps qui finit par la quémander, non par choix mais par nécessité.

Malgré tout, une tension intérieure s'intensifiait, propulsée par la proximité ambiguë et un désir latent d'étouffer l’humain jusqu'à sa soumission.

Charmant, c'était le mot qui s'imposait donc avec sarcasme de la bouche encore trop bavarde du psychologue. Et cet enchantement ne faisait que s'amplifier. À peine quelques minutes s'étaient écoulées, pas plus de dix. Combien de temps pourrait-il résister, cela demeurait la question lancinante. Le regard de l'humain refusait obstinément de croiser le sien, alors qu'il le surplombait tel un monarque sur son trône, dominant la mer qui s'étendait à perte de vue. Et pourtant, dans cette scène théâtrale, il se refusait à laisser le psychologue éclipser son propre plaisir.

Les prunelles fixées sur l'horizon, Monsieur Speckmann s'enfonçait davantage dans ses railleries, accumulant ainsi une dette qu'il ne pourrait honorer que s'il se taisait. Et pourtant, il osait le défier, osant même émettre des menaces à peine voilées. Ezekiel, conscient du risque que leur agitation ne suscite l'attention des rares baigneurs encore présents sur la plage, se devait de rester vigilant.

De sa main libre, il glissa son index sous le menton de l'humain, le soulevant légèrement pour lui imposer de croiser son regard.

- Erheben Sie den Kopf, wenn Sie mit mir sprechen.

Une simple question de respect envers le mentor dévoué, qui investissait tant d'efforts pour son élève ingrat, le choix se portait instinctivement vers une langue qui résonnerait peut-être avec harmonie pour l'interlocuteur. Si le nom de famille ne constituait qu'une mince piste à suivre, la fluidité de son anglais, bien que remarquable, ravivait en lui une douce nostalgie par sa façon de prononcer certaine lettre, pour l'une des langues qu'il avait maniées avec autant d'élégance que l'anglais ou le français.

Ainsi, il s'appliquait à vérifier ses suppositions, conscient que la réceptivité d'un individu était souvent plus grande lorsqu'on s'adressait à lui dans sa langue maternelle.

Cependant, même dans cet effort, il ne pouvait se résoudre à permettre à cet être inférieur de lui adresser la parole avec un tel ton.

- Vous êtes de loin le plus hargneux. Les humains, si teintés d'orgueil, offrent un spectacle fascinant. C'est peut-être là la raison pour laquelle je dois ajuster mes méthodes avec encore plus de finesse. Mais n'est-ce pas là toute la beauté de l'existence ? Chaque jour nous apporte de nouvelles leçons à apprendre. A vous, comme à moi.

Ezekiel avançait alors avec une grâce innée vers l'humain qui, bien qu'au contact déjà étroit, persistait à maintenir une certaine réserve, comme pour préserver, malgré tout, une distance déjà abolie depuis longtemps.

- Le problème, voyez-vous, c'est que je viens d'une époque très ancienne, avec des méthodes qui vous sembleront quelque peu archaïques. On ne peut pas apprendre sans prendre des risques, et il est difficilement tolérable d'accepter qu'un élève ingrat puisse employer ce ton avec moi.

Ces paroles, prononcées avec le calme le plus inébranlable, résonnaient tel un oracle sans équivoque. Sa main se dégagea de son visage dans un mouvement fluide, puis son corps se pencha vers l'avant, saisissant la gorge de l'effronté qui osait encore lui défier son autorité.

Ezekiel n'était nullement une créature vampirique avide de sang, ni une entité assoiffée de cette substance écarlate. Cependant, à l'instar de maints nébuleux, ses crocs étaient acérés, surpassant de loin les dents insignifiantes des humains.

Pourtant, bien qu'il ne se délectât point de l'hémoglobine, il ne dédaignait pas d'en savourer la saveur exquise. La proie, enserrée dans ses crocs affûtés, alors que les canines s'insinuaient pour libérer un mince filet de ce liquide précieux, se mêlant à l'eau salée qui les environnait.

Son poids, déséquilibré, aurait pu le précipiter sous les flots avant qu'il ne puisse proférer le moindre appel à l'aide.

La pression de sa mâchoire se fit plus ferme contre cette peau fine et fragile, une toile de soie prête à être souillée davantage, son palais déjà imprégné du goût métallique qui aurait pu le pousser aux confins de l'irréparable, s'il n'avait pas maîtrisé ses instincts.

Ezekiel s'abreuva de ce goût, le savourant avec une délectation perverse, sa langue explorant chaque recoin pour en saisir la moindre nuance. Mais rien ne pouvait rivaliser avec la douce amertume de la vengeance qui, telle une sirène ensorcelante, l'attirait inexorablement.

Il aurait pu enfoncer ses crocs plus profondément, des armes plus tranchantes et sauvages que celles des bêtes de la nuit, conçues pour trancher dans le vif. Mais il retint cette fureur, préférant infliger une humiliation subtile plutôt que de briser des os. Ezekiel avait patiemment attendu dans l'ombre croissante, la plage se vidant de ses occupants comme autant de spectateurs inconscients et insouciant. Les rares témoins des événements n'avaient sans doute perçu qu'un murmure de tumulte, mais désormais, il pouvait bien hurler à s'en érailler la voix.

- Hm, il semble que vous sous-estimiez la portée de vos paroles. Et cette vérité est d'autant plus manifeste en ce lieu. Je vous conseille donc de fléchir, sinon la nuit risque d'être bien longue pour vous, murmura-t-il pensivement, glissant un doigt sur ses propre lèvres. N'ayez crainte, le sel marin est un excellent désinfectant.

Il passa son pouce sur la marque abandonnée sur la peau de sa victime, une marque sanglante qui, telle une toile vierge, laisserait libre cours à l'imagination lorsqu'il rentrerait chez lui.

- Désormais, je vous propose deux choix : abandonner toute prétention de révolte et je saurai me montrer clément ou bien persévérer sur cette voie, mais je ne peux garantir que le chemin soit aussi agréable pour vous…

Il n'emporterait pas sa vie, ni ne laisserait de marques irréparables. Il connaissait les bornes de l'orgueil, celles qu'il ne pouvait franchir sans risquer sa propre chute. Peut-être que, Monsieur Speckmann cherchait à le mener jusqu'à ce précipice, à l'entraîner vers le gouffre de sa propre fin...

Qu'il s'y attèle avec d'avantage de soin...

KoalaVolant
Mer 17 Avr 2024 - 22:06
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Gerhard Speckmann
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S'était-il montré trop imprudent ? Gerhard peinait à retenir les tressaillements qui voulaient courir le long de sa colonne vertébrale, traverser son corps tout entier. C'aurait été tressaillir la panique qu'il ressentait encore, malgré ses paroles grandiloquantes à l'attention de son... quoi, ravisseur ? Il se tenait à Ezekiel plus que ce dernier ne tenait à lui, et ne doutait pas que le Nébuleux le lâcherait à la moindre inconvénience. Sa survie - le mot était peut-être un peu fort - ne tenait donc qu'à lui, et à la poigne qu'il exerçait sur l'avant-bras de l'homme qui les avait emprisonné dans ces flots démoniaques.

Le silence s'étendit. Gerhard compta les secondes, une par une. Son coeur ne battait plus à la chamade mais puissamment, dans sa cage thoracique, comme pour lui rappeler qu'en cet instant il avait la malchance d'être vivant. Il pouvait lire le silence si seulement il le regardait dans les yeux, mais faire cet honneur à Ezekiel était au-dessus de ses forces.


- De quel masque parlez-vous ? Je ne fais que régler ma dette envers vous…


La réponse vint, dans un murmure doucereux qui lui lécha les flancs à la manière de ses vagues qui les ramenaient ensemble dans une étreinte qui n'avait rien d'amicale. Gerhard savait que personne ne viendrait, pas sans qu'il ne hurle, et encore. Il rechignait à appeler dans la bataille des personnes qui n'y avaient jamais été conviées. C'était la sienne, celle qu'il avait décidé de mener, sûrement au-delà de toute décision raisonnable qu'il aurait pu prendre.


Ezekiel passa un pouce sur son menton, le faisant sursauter : la mer émit une protestation sous la forme d'une éclaboussure qui alla s'écraser contre les vagues constantes de la marée. Personne, pas même Opale, ne l'avait touché ainsi depuis son arrivée à Nitescence ; lorsque le Nébuleux lui fit lever le menton à l'aide d'une main délicate à la peau nacrée, il ne put s'empêcher de déglutir. Ce semblant d'intimité aurait été insultant, mais un autre danger rôdait plus près, prit l'avantage sur ce que son corps aurait pu confondre comme une marque d'affection.

Ezekiel plongea les yeux dans les siens, grand sire qu'il était, et Gerhard aurait pu s'y noyer. La mer, tout à coup, lui tendait des bras protecteurs dans lesquels il se serait laissé aller, si seulement Ezekiel n'était pas déterminé, tout à coup, à subir sa présence dans ses bras.


- Erheben Sie den Kopf, wenn Sie mit mir sprechen, articula-t-il distinctement, et Gerhard relâcha une expiration tremblante. Les premiers mots de sa langue natale qu'il entendait depuis son arrivée sur son île, et aucune chaleur ne s'en dégageait. Seulement la certitude du conquérant.

Quelque chose le traversa ; pire encore que lorsque Vynce l'avait trouvé, lorsqu'il s'était disputé avec Opale. Gerhard serra les dents et fut certain, en cet instant, que ses yeux reflétaient le deuil de cette langue dans laquelle il avait toujours trouvé un réconfort, et qu'Ezekiel employait désormais comme un sifflet. Comme pour rappeler son chien à l'ordre.

Il n'y avait pas sentiment plus terrible, pensa-t-il, que la colère amenée par la tristesse.


- Vous êtes de loin le plus hargneux, dit Ezekiel. Avait-il décelé cette lueur qui brillait dans ses prunelles noires ? Rien ne paraissait lui échapper, après tout, face à lui Gerhard était un livre ouvert, mais trouvait son réconfort en sachant qu'il en était de même pour le Nébuleux, que petit à petit il apprenait à lire entre ses lignes brouillées par des millénaires de masquarades. Les humains, si teintés d'orgueil, offrent un spectacle fascinant. C'est peut-être là la raison pour laquelle je dois ajuster mes méthodes avec encore plus de finesse. Mais n'est-ce pas là toute la beauté de l'existence ? Chaque jour nous apporte de nouvelles leçons à apprendre. A vous, comme à moi.


Gerhard songea que la seule leçon qu'Ezekiel devrait apprendre, était celle qu'il lui infligerait à la seule force de ses petits poings noueux. Il y perdrait sûrement des os, et la vie qui allait avec, mais au moins aurait-il la satisfaction de partir avec l'empreinte de la joue du Nébuleux inscrite au fer blanc sur sa paume. Il n'y aurait pas meilleure extase, en cet instant-là il en était convaincu.


Ezekiel, cependant, se pencha. Gerhard tenta de reculer la tête autant que possible dans sa situation actuelle, mais il n'y avait bien qu'un seul maître de cette situation en cet instant et c'était celui qui se hissait dans les flots sans accroc, se permettait de leur faire respirer le même air. La respiration calme du Nébuleux souffla sur son visage et il tressaillit. Il avait beau se douter... Il avait beau savoir... Mais quelque chose se réveillait en lui, le manque des autres, le manque d'un toucher, n'importe lequel, qui l'aurait aidé à cimenter son existence dans cette réalité qu'il peuplait comme une âme en perdition.

C'était biologique. Le pur instinct de l'animal social. Il voulait reculer, se laisser reprendre par les flots ; son corps, pourtant, était poussé en avant par une force invisible qu'il refusait d'attribuer à lui-même, tendu à l'extrême par un futur inconnu qui l'éludait.


- Le problème, voyez-vous, c'est que je viens d'une époque très ancienne, avec des méthodes qui vous sembleront quelque peu archaïques, annonça Ezekiel de ce ton obséquieux du maître qui expliquait la finalité de sa leçon à son élève inattentif ; mais Gerhard n'avait jamais été aussi alerte qu'à ce moment-là. On ne peut pas apprendre sans prendre des risques, et il est difficilement tolérable d'accepter qu'un élève ingrat puisse employer ce ton avec moi.

Ce fut là son seul avertissement. Gerhard eut à peine le temps d'ouvrir la bouche qu'Ezekiel fondait sur lui, non pas pour—


Ses dents se plantèrent dans sa chair. Il eut un spasme de douleur, ses lèvres s'écartèrent sur un cri silencieux. Il tenait encore Ezekiel, et ses doigts se crispèrent dans sa poigne, il aurait été incapable de les dégager, de lâcher prise. Sa tête lui tournait. Ses instincts lui hurlaient de réagir.

Il était paralysé, totalement pris au piège, entre un prédateur et un autre, et les crocs d'Ezekiel paraissaient s'enfoncer plus loin encore, dans la chair de sa clavicule. Il ferma les yeux, émit un son qui tenait autant du cri que du chuchotement. Il tremblait. Il tremblait de tout son corps, les spasmes incontrôlables. Il parvint à détacher les doigts d'une de ses mains des hanches d'Ezekiel, mais pour aller où ? Quoi faire ? Il n'y avait aucune issue, il n'était plus sûr de rien, seulement de la morsure, de ces dents, de la salive qu'il sentait sur sa peau. Tremblante, sa main agrippa le dos d'Ezekiel, tenta d'y trouver un point d'accroche, n'importe quoi. Au moins put-il espérer l'avoir griffé, une maigre rétribution, mais Gerhard en doutait ; il ne labourait pas tant le dos du Nébuleux qu'il cherchait aveuglement quelque chose, n'importe quoi, qui aurait pu alléger la douleur.

C'était la seule chose qu'il ressentait. La seule chose qui comptait. Oubliés, la mer, le tumulte des vagues, cette étendue azure sans issue ; le sang battait à ses tempes, pulsait à sa clavicule, une plaie ouverte dont Ezekiel en savourait le fumet précieusement. Comme une denrée rare dont il se gorgeait. Fier comme un paon, à n'en point douter.


Ezekiel se retira. Gerhard sentit sa gorge vibrer plus qu'il n'entendit le grognement qui franchit ses lèvres. La douleur se décupla d'un seul coup, soudainement vive maintenant que la blessure était à l'air libre, et il sentit ses respirations s'accélérer, se hacher. Il ouvrit ses yeux avec peine, papillonna. Il apercevait le ciel orangé, les rayons du soleil saignaient une dernière fois dans cette étendue autrefois bleutée ; et là, dans son champ de vision, quelques mèches noires qui tremblaient au vent, rendues troubles par les larmes qui avaient spontanément pointées au coin de ses yeux.


- Hm, il semble que vous sous-estimiez la portée de vos paroles. Et cette vérité est d'autant plus manifeste en ce lieu. Je vous conseille donc de fléchir, sinon la nuit risque d'être bien longue pour vous. Il fit une pause. Gerhard entendait à peine la mise en garde, soufflé, sûrement pour un petit moment encore. N'ayez crainte, le sel marin est un excellent désinfectant.


Son pouce passa lentement sur les traces sanguinolentes qu'il avait laissé dans son sillage. Gerhard tressaillit des pieds à la tête mais parvint à ravaler le glapissement avant qu'il ne puisse s'échapper dans ce silence moqueusement contemplatif. Il ignorait si c'était de l'eau qui coulait sur sa peau, ou bien du sang. Sans doute les deux qui se mélangeaient, deux choses qu'Ezekiel brandissait comme la plus mortelle des armes.

Dans la mer, il n'avait jamais eu la moindre chance. La pensée le frappa soudainement comme l'évidence qu'elle était, et soudainement Gerhard eut l'impression d'y voir clair de nouveau.


- Désormais, je vous propose deux choix : abandonner toute prétention de révolte et je saurai me montrer clément ou bien persévérer sur cette voie, mais je ne peux garantir que le chemin soit aussi agréable pour vous…


Il voyait clair, le chemin tout tracé : va-t-en. Cette voix qui résonnait dans sa tête ressemblait à la sienne, sussurrait à son oreille une telle évidence qu'il eut envie de l'envoyer paître. Rien n'était aussi simple, pas avec lui. Il ne voulait pas rendre les choses simples, par pur esprit de contradiction ? Par dualité ? Il voulait— Il fallait qu'il—

Sa main libre, qui avait abandonné l'idée de labourer les flancs et le dos d'Ezekiel, il la ramena à lui. Elle était tremblante. Il tremblait contre celui qui venait de manquer de lui arracher la clavicule.

Instinctivement, son corps voulait se réfugier dans l'étreinte la plus proche, celle qui serait la plus à même de le consoler, de panser ses plaies et de guérir tous ses maux. C'était humain, de vouloir du réconfort auprès de la main qui venait de vous battre. Psychologique. Il avait étudié ça, tout un tas de statistiques, des nombres qu'il se retrouvait à intégrer.


Non. Cette voix, plus forte, il ne la reconnaissait pas, et c'était elle qu'il savait devoir suivre. Pas par logique, mais parce qu'il préférait s'ouvrir en deux par la clavicule plutôt que de céder. Têtu, lui aurait dit sa mère, lui avait dit sa mère, à la limite de l'inconscience.

Il plaqua sa paume sur sa clavicule. Le contact le fit siffler, entre ses dents, très bas, le son lui rappelait une cocotte-minute au bord de l'implosion. Un de ses doigts effleura une des crevasses les plus prononcées - laissée par une canine, peut-être ? Il n'en avait pas la moindre idée - et le geste lui rappela tant Ezekiel qu'il se sentit obligé de le suspendre.

Alors seulement, il se permit de croiser ces yeux azurs. La même couleur que la mer. Il aurait dû s'en douter. Certains signes ne trompaient pas.

Il espérait que ceux qu'il envoyait peignait une image assez claire. Parce que lui-même ne savait pas ce qu'elle était censée représenter. Des mots qui n'auraient jamais dû aller ensemble se bousculaient dans sa bouche. Ils n'auraient jamais aucun sens s'il les alignait ainsi, mais il lui fallait choisir, et bien choisir.

Il inspira profondément - se saisit dans la même respiration de tout, les doutes, les peurs, les paniques, les enfonça au plus profond de lui-même. Dans ce jeu du chat et de la souris, il refusait de se laisser attraper ne serait-ce que la queue - et quand il expira, sa respiration était stable, ou en tout cas assez pour sa convenance.


- Vous, dit-il en allemand, et se sentit aussitôt rasséréné d'avoir ces mots si familiers en bouche. Il n'y avait peut-être plus le réconfort de ce petit bout qui n'était qu'à lui, mais c'était un terrain connu, un qu'il savait manipuler à la perfection. Il prononça ce simple mot, et tout à coup il était Gerhard de nouveau. Je vous vois.


Gerhard vissa son regard dans celui d'Ezekiel, soutint la malice qui miroitait là, lui opposa sa propre vindication. Ses lèvres se retroussèrent, pas exactement un sourire, une grimace triomphante. Il était à genoux mais pas totalement à terre. Tant qu'un ennemi n'était pas abattu, il restait un problème, et Ezekiel avait peut-être l'habitude de se débarrasser des siens, mais qu'à cela ne tienne Gerhard serait la tique sur son épaule, la plus grosse erreur de sa vie s'il fallait qu'il le soit. Il avait endossé pire rôle avant ça.


- Je vous vois, répéta-t-il clairement. Plus de masque, monsieur Oldenbourg. Plus bas, mais pas moins inaudible, Gerhard confia entre eux : Quel honneur vous me faites...!


Il détacha sa main de sa clavicule. Dans un environnement aussi humide, il n'arriverait jamais à endiguer le saignement, et son hémoglobine tapissait sa main, une marque qui, bien des années plus tard, il pourrait toujours imaginer sous les moindres coutures.

Sans hésitation, il leva la main. Sans hésitation, elle épousa la joue d'Ezekiel, y étala sans vergogne le fruit de son travail. Le rouge créait un contraste saisissant avec cette peau blanche, à la limite de l'irréel. Gerhard trouva soudainement qu'il était totalement à sa place : le tableau était désormais complet, et c'était lui qui y avait apposé le coup de pinceau final.


- Vous avez eu votre premier mouton, dit-il, glacial, et maintenant quoi ? Dois-je vous offrir ma jugulaire en offrande ? Serez-vous satisfait ? Que ferez-vous de mon cadavre après ça ? Vous puez le sang, même mon nez d'humain peut le sentir. Parler de sa propre mort n'était pas aussi angoissant qu'il ne l'aurait cru. Gerhard se gaussait dans ce semblant de contrôle qu'il croyait avoir : dans leurs derniers instants, les Hommes aimaient bien croire qu'ils avaient, au fond, le choix de partir. Que la décision n'avait pas été prise pour eux dès leur première respiration. Me ferez-vous l'honneur de ramener mon corps jusqu'à la berge ? Qui m'enterrera, vous ? Ou bien un pauvre citoyen ? Serez-vous là pour me pleurer, monsieur Oldenbourg ? Je ne pense pas. Mais pourquoi pas. Si on ne vous attrape pas avant. Oh, mais peut-être que cela n'arrivera pas, vous êtes fort après tout.


Il pensait réellement le compliment. Ezekiel était puissant. Mais un jour viendrait où il croiserait plus fort que lui, et sans doute ne serait-il plus là pour le voir, mais quelque part son âme en serait un peu plus apaisée. Peut-être. Gerhard ne croyait pas qu'il mourrait en paix. Pas aujourd'hui, en tout cas.


- Ou peut-être que vous ne ferez rien de tout ça. Vous pourrez prétendre que nous nous sommes disputés. Vous avez dû me calmer. Vous m'avez arraché la gorge, mais ce sont des choses qui arrivent, pas vrai ? Vous m'amènerez à Opale, mais ce sera trop tard. Terrible, non ? Je mourrais au moins dans un endroit que je connais. Une pensée fugace le traversa. Opale. Connaissait-il Ezekiel ? Non... Si, sûrement, Opale connaissait tout le monde. Gerhard s'arracha de sa propre tête, offrit au Nébuleux un sourire inhumain. Ou bien nous pouvons faire ça sur le rivage. Offrez mes restes à la terre, n'oubliez pas de vous servir au passage. Tant de possibilités ! Qu'est-ce que ce sera, alors, monsieur Oldenbourg ? Ne soyez pas timide. Vous ne l'avez jamais été. Son sourire tourna, désormais désabusé. Ou peut-être un jour, dans une autre vie.


Mais qu'est-ce que ce sera, tout de même, Ezekiel ? La question flottait. Peu importe, au final, ce que ce serait. Tout le monde sur cette île en connaîtrait le résultat. Une morsure, cela s'expliquait, diable ! Gerhard en avait expliqué des dizaines, plus que ça même, et personne n'avait jamais rien dit, tout cela étaient ses affaires après tout. Un corps qui échouait sur le rivage, lacéré de la tête aux pieds, les murmures couraient, on pointait du doigt, et si au moins le quart de Nitescence était intelligent - il y avait Opale dans le tas, cela comptait, assurément - alors ils pointeraient tous dans la bonne direction.

Il espéra tout de même que ce ne serait pas Opale qui le trouverait. Opale avait l'habitude de recueillir des corps atrophiés par la fraîcheur de la mer, mais sauvables. On ne pouvait tirer un cadavre des griffes de la mort. Pas sans en payer le terrible prix. Il préférait Opale vivant.

Il se préférait vivant, également ; malheureusement, sa fierté préférait autre chose, et c'était sûrement ce qui causerait sa perte un jour. Un jour, ou aujourd'hui ; il n'était pas difficile. Il attendait. Accroché à cet homme qui portait les crocs d'une bête, il ne pouvait guère faire davantage.
Sam 20 Avr 2024 - 2:31
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La mer est un espace de rigueur et de liberté=> Victor Hugo



Dans la noirceur de l'abîme, où les ombres dansaient leur ballet lugubre, les crocs s'enfoncèrent avec une férocité inaltérable dans la chair tendre, sans la moindre trace de clémence. Tel un conquérant insatiable, il savourait chaque instant de son emprise, conscient du pouvoir qu'il détenait. Dans sa magnanimité, il épargna la gorge de sa proie et préféra ne point briser un seul de ses fragiles os.

Nulle opportunité de riposte ne lui était accordée, car pour contrer cette attaque, il eût fallu transcender son humanité, se libérer des chaînes des flots qui inexorablement ramenaient la victime vers lui, toujours plus près, toujours plus vulnérable.

Il saisissait cette rare occasion avec délectation, conscient qu'elle pourrait ne pas se présenter à nouveau de sitôt. Pourquoi donc se priver d'une telle délectation ? Les tremblements muets de l'humain en sa prise ne faisaient que renforcer son irrépressible appétit. Il avait érigé ses propres règles dans cet échange, mais il ne pouvait nier la frustration tapie en lui, celle née de l'absence de véritables directives de la part de ses maîtres, ces êtres qui détenaient souverainement son existence et l'avaient contraint à se séparer des rares âmes qu'il chérissait. Pourtant, en fin de compte, ce choix lui appartenait en propre, et seul il avait agi.

Malgré les flots tumultueux qui les entouraient, il percevait les mains de l'humain, désespérément agrippées à lui, cherchant un maigre réconfort dans la douleur lancinante qui ravageait son être jusqu'aux tréfonds de sa chair. Les crocs s'insinuaient avec une cruauté toujours plus démente, libérant le flot carmin jusqu'à la gorge avide. Si cela ne le comblait pas entièrement, il resserrait impitoyablement sa prise pour s'abreuver davantage. Puis, dans un ultime acte de satisfaction, il lapa les dernières gouttes avant de se retirer, rassasié pour un temps.

Ce n'était point l'œuvre d'un vampire, cet acte de prédation. Le plaisir qui l'animait n'était ni impérieux ni empreint d'une euphorie décadente. Les dragons étaient des prédateurs d'une toute autre trempe, réputés pour leur sauvagerie dénuée de toute subtilité. Mais Ezekiel ne se conformait pas aux standards habituels des siens, du moins, il le refusait en son for intérieur. Il ne pouvait se résoudre à tant de brutalité.... et pourtant.

Sa quête d'extase s'achevait donc ainsi, sur la dépouille d'une proie violemment secouée. Il passa une dernière fois son pouce sur le sang frais qui se mêlait aux eaux salées, conscient que le sel marin ne tarderait pas à lui infliger une nouvelle douleur fulgurante. Il sentit son être frémir contre le sien, tel un rongeur frôlé du bout d'une patte, attendant le coup fatal, plus redoutable encore que l'impact lui-même : l'attente, cette cruelle compagne qui distille l'incertitude quant à l'instant précis de la fin, poussant parfois à supplier pour que celle-ci tarde, de peur de sombrer dans la folie.

Quel chemin choisir désormais ? Meurtri jusqu'au tréfonds de son être, souillé, humilié, lui restait-il ne serait-ce qu'une parcelle de fierté à laquelle se raccrocher ? Après tout, les proies acculées montraient souvent les crocs, car dans l'abîme de la malchance, il semblait impossible de chuter plus bas.

Son regard perçant s'était de nouveau figé dans celui de sa victime, dont l'humidité, il le devinait, ne résultait pas seulement de l'immensité océane qui les englobait. Profond et rebelle, le regard noir de l'humain semblait vouloir instiller cette illusion. Mais qui pouvait-il tromper ainsi, alors qu'il était lui-même transi de froid et de douleur ? L'eau claire se mêlait au pourpre de son sang, témoignant de sa lutte si vaine.

Monsieur Speckmann se résolut enfin à lui adresser la parole en allemand, donc. Il reprenait contenance, s'efforçant, tentant de se montrer à la hauteur, de ne surtout pas accepter de se soumettre. Il le reconnaissait. Plus que quiconque en cet instant, cet homme lui offrait la possibilité d'entrevoir une infime part de son être. Ezekiel l'observa sans broncher, se passant la langue sur les lèvres, songeur, conscient de la part de danger que pouvait représenter cet individu, déterminé à le voir chuter, à se briser, à souffrir. Mais nul ne pouvait le faire choir. Pas maintenant. Pas ici... Pas même la matriarche... Il en était convaincu, avec une orgueil démesuré. Personne. Plus maintenant.

Et s'il en jugeait nécessaire, il ne se priverait pas d'abattre sa victime. Après tout, il n'avait jamais eu de scrupules à le faire.

À cet instant précis, le dragon se demandait même si son interlocuteur ne cherchait pas à le pousser à l'acte fatal. Car commettre cette erreur ici, en présence de témoins, même lointains, serait une catastrophe. Il désirait que l'autre défaille, le forçant à échouer avant que le mal ne s'amplifie, ne se renforce, ne devienne plus oppressant, jusqu'à ce que la bête commette l'irréparable.

Qu'il était touchant de voir l'homme se croire capable de percer à jour une telle créature, tout cela pour une simple démonstration de force. L'orgueil humain, ce leurre qui les égarait maintes fois dans leurs jugements.

Penché vers lui, tel un confident dispensant ses secrets les plus intimes, il murmura :

- Et que percevez-vous, je serais curieux de l'apprendre. Vous n'avez encore rien vu, croyez-moi.

Les doigts de l'humain effleurèrent sa plaie, recueillant dans leur paume le liquide qui s'écoulait en un flot insatiable. Puis, avec une assurance feinte, cette main s'acheva par un geste délicat, caressant presque la joue de son geôlier. Provocateur, la tête haute autant que possible dans sa situation, il lui offrait sa réponse de manière implicite.

Il s'adonna alors à un monologue, comme s'il cherchait à percer à jour Ezekiel, à le confronter, à le voir fléchir, à reconnaître, à affirmer froidement. Il aurait pu réaliser tout ce qu'il proposait. Pourtant, il ne lui ferait pas cette faveur. Il lui avait déjà accordé bien trop d'attention. Il l'avait même choyé.

Passant ses doigts sur sa propre joue, où perlaient les gouttes de sang abandonnées par l'humain, il déplora l'idée que son visage soit ainsi maculé du liquide écarlate, tout en passant sa langue sur son index à son tour sanguinolant, d'un geste méditatif, secouant la tête.

- Oh, ne soyez pas si sensible, ce n'est qu'une petite morsure, vous vous en remettrez.

Pas si minime que cela, bien sûr, mais elle finirait par cicatriser. Le sang avait souvent tendance à couler abondamment à cet endroit précis, mais aucun organe vital n'avait été touché.

La victime en vint même à lui prodiguer des conseils pour se défaire de lui à jamais. Ezekiel cligna des yeux à l'évocation du nom d'Opale, conscient qu'il devait être familier à son interlocuteur. Cela semblait logique, après tout. Opale était si renommé... Secouant la tête avec une profonde feinte d'étonnement, il savait qu'il était temps de ramener la conversation sur des eaux plus calmes. Le masque devait être remis en place avec précaution. Ce qui venait de se passer ici devait rester entre eux, tel un secret inavoué.

- Vous semblez quelque peu troublé à l'idée qu'une telle éventualité puisse survenir. Vous maîtrisez pourtant ce sujet mieux que moi, n'est-ce pas, Monsieur Speckmann ? "La distorsion cognitive", cela vous évoque forcément quelque chose. Une altération de la perception de la réalité, souvent influencée par des facteurs émotionnels ou psychologiques. Les distorsions cognitives prennent diverses formes telles que la minimisation, la maximisation, la généralisation excessive... C'est un peu ce qui risque de vous arriver... J'espère qu'en abordant un sujet que vous maîtrisez davantage cette fois-ci, je parviendrai à capter votre attention plus efficacement qu'avec le concept moral. Vous sembliez quelque peu désemparé la dernière fois...

Il était moins versé dans ce domaine, évidemment, mais après un millénaire et tant de livres dévorés avec attention, il avait acquis une multitude de connaissances. Du moment qu'on ne l'abordait pas sur le terrain des mathématiques, un vrai supplice.

Sa voix retrouvait sa tonalité familière, plus douce, plus neutre, tandis que son regard, pourtant, continuait de scruter impitoyablement son interlocuteur. Il anticipait la possible frustration du cadet; le retour d'Ezekiel, l'érudit, maladroit et dénué d'expression, tout en sachant qu'il n'avait jamais été question de bienveillance. Il ne lui restait plus qu'à observer, impuissant, le dragon interagir avec ses élèves, comme s'il n'y avait rien de plus à dire, ou avec Opale, cette personne pour qui il éprouvait peut-être un soupçon d'affection.

- Vous amplifiez votre infortune. Si vous geignez pour si peu, vous auriez mieux fait de ne jamais mettre les pieds à Nitescence, ou de repartir aussi vite que possible.

Si tant est qu'il soit possible...

Il doutait sérieusement que des créatures assoiffées de sang et de chair fraîche puissent réfréner longtemps leurs instincts, malgré l'apparente sécurité qui régnait ici.

- Excusez-moi, peut-être ai-je été un peu trop brusque. Mais vous ne devriez pas m'étreindre ainsi, j'ai mal interprété les signe, de ce fait.

Il secoua la tête avec un air contrit, puis fit courir à nouveau ses doigts sur la blessure pour contempler son œuvre, avant de les ramener au torse de sa victime, y déposant sa paume.

- Comment pouvez-vous imaginer que je sois capable d'assassiner quelqu'un ? Vous ne pensez plus de façon rationnelle. C'est votre fierté qui est blessée, et même Opale ne pourra la guérir, c'est bien dommage, il est pourtant si compétent.

D'ailleurs, n'était-il pas ironique que ce soit le rôle du psychologue de panser de telles blessures ? Les traumatismes... quelle délectable ironie, absolument exquise. Pour aujourd'hui, il avait conclu son échange avec cet homme. Il ne pouvait prédire son destin à venir, mais au moins, il en sortait indemne.

Mais était-ce là son unique désir ? Ou bien l'idée de mettre un terme à ses souffrances et de se laisser emporter dans le rôle de la proie lui paraissait-elle si insupportable qu'il serait tenté de mettre fin à ses jours de ses propres mains ? L'instinct de l'humain, lui, s'agrippait désespérément à la vie, comme en témoignait sa persistance à se cramponner à Ezekiel malgré la haine manifeste qui les séparait.

- Puis-je vous ramener sur la rive, Monsieur Speckmann ?


KoalaVolant
Sam 20 Avr 2024 - 18:52
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C'était le moment où il saurait si son pari avait payé en sa faveur. Il n'avait pu que contempler la balance alors que ses plateaux penchaient d'un côté et puis de l'autre, aucun favorable à un destin dans lequel il avait fait reposer son futur proche.

Destin ? Ou bien simulacre ? Il avait plutôt l'impression que l'homme qui le tenait incarnait ce mot à lui tout seul, quand bien même Gerhard rechignait à lui attribuer cet attribut, ce petit mot de cinq lettres qui symbolisait autant de pouvoir qu'une personne pouvait avoir. Certains se seraient désagrégés sous la pression. D'autres la supportaient avec flegme. Ezekiel, en cet instant, en faisait partie, mais Gerhard ne pouvait s'empêcher de déceler des craquelures qui, peut-être un jour, manqueraient de le faire choir du grand cheval sur lequel il s'était hissé. Il aimait cet ersatz de contrôle que Nitescence et ses eaux claires lui accordaient aujourd'hui, et Gerhard lui avait refilé le sien en tout état de cause, parce qu'il voulait croire qu'il avait encore le choix ; mais en mettant un pied dans l'eau, il en avait été déchu, et subissait désormais les humeurs du Nébuleux.


- Et que percevez-vous, je serais curieux de l'apprendre. Vous n'avez encore rien vu, croyez-moi.


Il murmurait ça entre eux, et de loin leur étreinte aurait pu passée pour fraternelle. Gerhard ne pouvait pas nier qu'il y avait quelque intimité entre eux, mais si loin des possibles que sous-entendait ce mot qu'il peinait à l'associer à leur réalité. La promesse flottait entre eux, sombre et menaçante, et Gerhard ne put s'empêcher de se détendre d'une fraction, de laisser échapper un soupir qui, à des oreilles humaines, aurait été imperceptible.

S'il y avait promesse, c'est qu'il y aurait en lendemain. On ne jurait pas à un futur cadavre.

Ezekiel passa une main réflective sur sa joue, essuyant quelque peu du sang que Gerhard lui avait étalé sur le visage. Il le contempla, à se lécher pensivement les doigts, et songea que dans d'autres circonstances cela aurait pu être attendrissant, à lui rappeler un chat qui se satisfaisait des offrandes de ses maîtres. Las, c'était son sang, sa clavicule qui pulsait, et le regard moqueur qu'Ezekiel posait sur lui, pauvre petite créature.


- Oh, ne soyez pas si sensible, ce n'est qu'une petite morsure, vous vous en remettrez.


Gerhard renifla. Oui, il s'en remettrait, à n'en point douter. Le temps effaçait toutes les blessures, c'était un adage qu'on se répétait pour se convaincre que la souffrance avait une fin, et qu'il s'était surpris à penser face à ses premiers patients. Des paroles qu'il avait toujours pensé insensibles. Des paroles qui, au bout du compte, allaient bien à Ezekiel.

Sa peau cicatriserait, maculée de petites traces blanches à peine perceptibles. Peut-être que quelqu'un lui demanderait un jour l'histoire derrière cette blessure ; imaginerait, sans doute, un scénario plus cru que la réalité qui s'était profilée entre les vagues. Et Gerhard, gêné, mentirait, comme il savait si bien le faire. Il inventerait une histoire rocambolesque, ou bien il leur dirait que cela n'était pas leur problème, que c'était de l'histoire ancienne, qu'il ne voulait pas en parler. Ou bien peut-être leur livrerait-il la vérité, mais à demi-mots, quelqu'un m'a mordu cela restait possible, cela restait... acceptable, peut-être pas, mais au moins on se gausserait de quelque ébat s'étant emballé.

On rigolerait moins d'un homme qui pouvait, s'il le sentait, vous arracher la gorge avec ses dents. Ces yeux azurés le regardaient, contemplatifs, et Gerhard ne pouvait même pas essayer de comprendre ce qui se tramait dans ce cerveau aux confins plus tordus qu'il ne l'avait cru de prime abord. Que cherchait-il ? Son orgueil, peut-être, l'avait poussé à croire qu'il pouvait découvrir la vérité à force de flatteries et de patience : elle était cependant bien loin désormais, et il ne doutait pas que si elle éclatait au grand jour, ce serait parce qu'il l'avait arraché à la force de ses dents, et peut-être au prix de sa vie. Un sacrifice que pour l'instant il n'était pas prêt à payer, malgré les airs bravaches qu'il s'était donné, mais qui sait, un jour, peut-être que...


- Vous semblez quelque peu troublé à l'idée qu'une telle éventualité puisse survenir. Vous maîtrisez pourtant ce sujet mieux que moi, n'est-ce pas, Monsieur Speckmann ? "La distorsion cognitive", cela vous évoque forcément quelque chose. Une altération de la perception de la réalité, souvent influencée par des facteurs émotionnels ou psychologiques. Les distorsions cognitives prennent diverses formes telles que la minimisation, la maximisation, la généralisation excessive... C'est un peu ce qui risque de vous arriver... J'espère qu'en abordant un sujet que vous maîtrisez davantage cette fois-ci, je parviendrai à capter votre attention plus efficacement qu'avec le concept moral. Vous sembliez quelque peu désemparé la dernière fois...


Il serra les dents. Peut-être qu'un jour, les choses changeront. Penser de sa mort selon ses termes était assez morbide, mais Gerhard ne voulait pas partir de ce monde décrépi et inutile, à se poser mille questions et sachant pertinemment qu'il mourrait avant d'entendre le moindre fantôme de réponse. Ce serait quelque chose à planifier, d'ici oh, cinquante ou soixante ans, si rien n'était jeté dans sa direction avant ça. C'était long, cinquante ou soixante ans, long pour un humain ; mais pour Ezekiel - et il en faut satisfait, quelque part - cela passait en un battement d'oeil. Son interrogation viendrait bien vite pour lui. Gerhard espérait qu'il la craindrait.

Espérait, mais ne se faisait pas trop d'illusion. "Distorsion cognitive"... Oui, un terme qui lui était familier, n'en déplaise aux moqueries d'Ezekiel. Quand on s'aventurait dans son domaine, Gerhard pouvait courir en cercle autour du cerveau des autres des heures durant.

Il ne courait guère, mais il observait, avec une fascination morbide, Ezekiel remettre un masque qui ne lui seyait guère. C'était une fois qu'on l'apercevait sans qu'on se rendait compte d'à quel point il était tordu. Ses véritables intentions filtraient par les crevasses que le temps avait creusé dans cette porcelaine vieillote : quand Ezekiel lui offrit un sourire hésitant, toute sa bonhommie retrouvée, Gerhard sentit sa tête lui tourner.


- Vous amplifiez votre infortune. Si vous geignez pour si peu, vous auriez mieux fait de ne jamais mettre les pieds à Nitescence, ou de repartir aussi vite que possible. Son ton formait une telle dissonnance avec son expression que Gerhard crut qu'une voix désincarnée avait pris possession d'Ezekiel. Mais non, c'était bien la sienne, avec ses inflexions malignes, qui tordait la grimace du bon petit professeur. Excusez-moi, peut-être ai-je été un peu trop brusque. Mais vous ne devriez pas m'étreindre ainsi, j'ai mal interprété les signes, de ce fait.


Par esprit de contradiction - et parce qu'il craignait qu'Ezekiel ne le noie, malgré toutes les paroles doucereuses qu'il avait pris pour du réconfort - Gerhard s'agrippa davantage à ces hanches étroites qui était, en cet instant même, sa seule ancre. Il ignorait si le courant les avait dépacé, combien de mètres les séparaient de la plage ou bien du fond : il savait seulement qu'il ne voulait pas le toucher figurativement du moins. J'ai mal interprété les signes... Evidemment. Il en aurait reniflé. C'était une bonne blague. Ezekiel n'avait pas besoin de signes pour se permettre d'agir à sa guise.

Le Nébuleux frôla une dernière fois la plaie sanguinolante que ses canines avaient laissé dans leurs sillages, avec une révérence telle qu'il rappela à Gerhard un peintre admirant l'oeuvre de sa vie. Il posa sa main sur son torse. La fraîcheur de sa peau le fit frissonner. Elle lui rappelait Opale, de la température jusqu'à l'apparente tendresse, mais si Gerhard doutait de ses yeux il n'avait qu'à les lever pour se rappeler que l'image qu'il invoquait dans son esprit n'était qu'illusion. Une farce à laquelle il s'était prêté, une fois de plus.


- Comment pouvez-vous imaginer que je sois capable d'assassiner quelqu'un ? Vous ne pensez plus de façon rationnelle. C'est votre fierté qui est blessée, et même Opale ne pourra la guérir, c'est bien dommage, il est pourtant si compétent.


Entendre la confirmation qu'Ezekiel connaissait Opale, assez pour savoir quel était son rôle sur cette île, le paniqua plus qu'il ne voulait l'admettre. Ou bien tirait-il des conclusions trop hâtives ? Ezekiel était-il ainsi seulement envers lui, opposaient-ils une haine mutuelle que le Nébuleux ne ressentait pas envers les autres de son espèce ? Une solidarité qui, de facto, le séparait du reste.

C'était... d'accord. Très bien. Que pourrait-il dire à Opale, en plus ? Prenez garde, cette personne n'est pas nette ? Ils n'étaient plus en assez bon terme - pas encore, du moins - pour que Gerhard puisse le prendre à parti un soir et lui glisse cette recommandation. Sûrement infondée, en plus de ça.

Non. S'il lâchait ses convictions, il se perdrait tout entier. Le Nébuleux souriait, blaguait, bon professeur qui encourageait ses élèves ; mais la morsure était réelle, il la sentait pulser à sa clavicule, et ce puits sans fond qui brillait dans les yeux d'Ezekiel était réel, également. Ce n'était pas la lueur dans ses prunelles qui l'avertissait de sa dangerosité, c'était l'abime qui s'était ouverte dans son âme et qui se reflétait dans ces miroirs dans lesquels figuraient son monde.


- Puis-je vous ramener sur la rive, Monsieur Speckmann ? et Gerhard raffermit sa prise, encore, parce qu'il n'y avait rien à répondre qui ne finirait pas mal pour lui. La conversation, qu'il le veuille ou non, était close, et la rouvrir aurait été l'équivalent de déterrer la boîte de Pandore.

Il voulait conserver un peu d'espoir. Il soupira, se laissa aller à une autre faiblesse en appuyant sa tête contre le corps qui supportait son poids ; ferma les yeux, et pendant un instant il aurait pu croire que c'était un autre, n'importe qui, une leçon de nage banale, une soirée tranquille.

Mais le sel piquait sa plaie. Bon désinfectant, bien sûr, parce qu'il allumerait un brasier incandescent dans son épaule qui n'épargnerait pas la moindre bactérie. Il aurait voulu que ce mot comprenne Ezekiel, mais c'était espérer trop fort une impossibilité qui ne changerait jamais.


- Vous êtes fort cavalier, ne put-il s'empêcher d'ironiser. Il avait envie d'avoir le dernier mot, stupidement. Oui, ramenez-nous donc. La nuit va bientôt tomber, il ne manquerait plus que l'on se lance à notre recherche.


Ezekiel ne pointa pas que personne ne les chercherait vraiment, eux deux nouveaux venus quasimet sans attache. Il ne dit, d'ailleurs, rien d'autre ; comme si leur dispute était devenue trop puéril pour lui, et qu'il y avait quelque noblesse dans le silence qu'il offrait à ses piques.

Gerhard rouvrit les yeux en les sentant bouger. Ezekiel l'escortait comme une demoiselle en détresse, et peut-être l'image n'était-elle pas si éloignée de la vérité. Centimètre après douloureux centimètre, le rivage se rapprocha, les contours de l'au-delà se précisèrent. La plage était vide, pas un témoin pour ce qui aurait pu se passer. La réalisation le plomba et le rassura tout à la fois.


Dès qu'il sentit le sable sous ses pieds il se redressa, se détacha d'Ezekiel. Le Nébuleux le laissa partir sans un mot ; Gerhard risqua un coup d'oeil dans sa direction et crut même déceler du soulagement. Il réprima sa grimace. Si la situation ne lui convenait pas, elle était pourtant de son dû : il n'avait qu'à se plaindre à lui-même. Gerhard n'était pas désolé d'être en vie.

Son pantalon lestait ses gestes. Il avait les jambes de plomb, à moins que ce ne soit à cause de l'adrénaline qui, par filets, quittait son corps. Comme le sang qui perlait constamment à sa clavicule. L'idée de se promener ainsi en ville, de rentrer dans cet état au manoir, le laissait écarlate. A cette heure-ci, Opale devait s'affairer dans la maison.

Pour la première fois depuis leur dispute, Gerhard souhaita ardemment qu'il l'évite. Il y avait des choses qu'il ne tenait pas à expliquer. Pas maintenant.

Sentir la gravité exercer son poids sur ses mouvements le détendit totalement. Des vaguelettes lui léchèrent les pieds comme un au revoir lancinant auquel il n'adressa pas le moindre regard. La mer avait repris son apparence de monstre incertain, à moins que ce ne soit le masque qui affublait le visage juvénile d'Ezekiel ? Le Nébuleux l'ignorait superbement, occupé à rassembler ses affaires plus loin. Serviette et habits, il était venu préparé. Gerhard, lui, contempla avec désespoir le sable qui était rentré dans ses chaussures. Il lança un regard oblique à Ezekiel, à temps pour le voir prendre la direction de Lucent.

Il plissa les yeux. Il savait qu'il n'avait pas halluciné le sourire satisfait qui avait ourlé les lèvres du Nébuleux. Il restait donc quelque chose d'authentique chez lui, et il était sûrement bienheureux que la nuit ne tombe : dans ses ombres, Ezekiel pourrait y cacher tout ce qu'il avait de plus tordu. Gerhard son seul témoin, déjà oublié. Il n'aurait pu en être autrement.

Gerhard attendit que le Nébuleux ait disparu de sa vue, un tournant et évaporé, une créature de ses songes presque. Un soubresaut de douleur secoua son épaule, et il grimaça, ferma un oeil contre cet assaut soudain. Créature, oui ; mais ses rêves, ou plutôt ses cauchemars, resteraient consignés à son esprit pour bien des années.

Doucement, Gerhard posa une main sur sa clavicule. La douleur l'ancrait. Lui rappelait de redoubler de prudence. La dernière fois, un excès l'avait perdu, aujourd'hui le manque avait failli le condamner. Il n'avait plus qu'à espérer que la troisième rencontre soit la bonne ; ou bien il ne donnait pas cher de sa peau, ni de ce qu'Ezekiel en ferait.
Dim 21 Avr 2024 - 17:13
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